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mardi 18 février 2014

Dignité et ordre public

Disclaimer : Cette entrée est un poil plus sérieuse que la précédente (non que celle-ci fût tordante); elle est également plus ennuyeuse (non que la précédente fût excessivement captivante). 

Quoi de commun entre un humoriste antisémite et la situation tragique d'un tétraplégique en état de conscience minimale ? En premier lieu, l'un comme l'autre ont amené le Conseil d'Etat à être sous les feux de la rampe à un mois d'intervalle; en second lieu, dans les deux cas le Conseil a statué dans l'urgence, saisi d'un appel contre une ordonnance de référé rendue par un tribunal administratif; en troisième lieu, dans chacun des cas, le Conseil a mobilisé la notion de dignité.

Dans le second cas, celui du jeune tétraplégique, cet usage n'a rien de bien étonnant : le Conseil ne fait qu'employer les termes des dispositions législatives applicables au litige (en particulier les articles L1110-2 et L-1110-10 du Code de la santé publique issus de la loi du 4 mars 2002 dite "loi Kouchner"). Et il n'est pas douteux, pour le sens commun, que l'une des questions qui touchent cette douloureuse affaire ait de près ou de loin rapport avec la dignité du patient.

Dans le premier cas, celui de l'humoriste antisémite, la référence à la dignité est plus surprenante.

Je vais me concentrer sur le premier cas, qui, pour n'être plus dans l'actualité (mais je n'avais pas le temps d'écrire ce texte lorsque cette affaire faisait la une des journaux), n'en est pas moins très intéressant. Je ne dirai rien du second cas, tout simplement parce que je n'ai rien de très original à dire à ce sujet.


Yay! Le Conseil cite ses précédents!


Il est toujours malaisé de commenter une ordonnance de référé, tout simplement parce que le juge statue dans l'urgence – même s'il semble évident que le président Stirn avait préparé à l'avance ses arguments. Il est de bonne prudence d'attendre que le Conseil statue au fond (d'ici quelques années...) afin d'avoir une idée plus précise de sa jurisprudence à venir. Cependant, ce n'est pas une, mais trois ordonnances que le juge des référés du Conseil d'Etat a été amené à rendre coup sur coup les 9, 10 et 11 janvier derniers, et leur lecture ne fait pas apparaître de grandes différences ou hésitations dans l'argumentation -- la route est donc en partie tracée.

Je ne vais pas commenter tous les aspects de cette jurisprudence naissante. Je ne vais pas m'appesantir sur la liberté d'expression, sur la référence faite par le juge  à la "tradition républicaine" et à la "cohésion nationale" (arguments juridiques assez incertains). Je vais uniquement m'intéresser à un glissement sémantique opéré par le juge dans l'emploi de la notion de "dignité".

Comme il n'y a pas de différence significative entre les trois décisions, je vais ici m'appuyer principalement sur la première ordonnance, celle du 9 janvier, pour plusieurs raisons : d'abord, c'est celle qui a fait couler le plus d'encre; ensuite elle annule l'ordonnance du tribunal administratif (ici, Nantes) -- contrairement aux deux suivantes qui confirment la décision de la juridiction inférieure (dans les deux cas le TA d'Orléans). Il en résulte que l'argumentation y est nécessairement plus soignée et plus développée que dans les ordonnances suivantes, qui sont souvent un copié-coller rafistolé de la première.

Enfin, et c'est un point très intéressant, cette ordonnance du 9 janvier fait partie des rares décisions où le Conseil d'Etat mentionne explicitement dans les visas des précédents, notamment les arrêts Benjamin du 19 mai 1933 et Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. – L'ordonnance mentionne également une décision du Conseil d'Etat Mme C... du 16 février 2009. Il s'agit en réalité de l'avis contentieux dit "Hoffman-Glemane" rendu le 16 février 2009 par l'Assemblée du contentieux du Conseil d'Etat, dans lequel celui-ci reconnaît (entre autres) que les persécutions antisémites du gouvernement de Vichy portent atteinte au principe de la dignité de la personne humaine.

Ces précédents ne sont cependant pas discutés dans les considérants. C'est dommage, même si le contraire aurait bien sûr été très surprenant. 

Un peu d'histoire


Très brièvement, l'arrêt Benjamin est connu comme la décision qui a consacré le caractère (prétendument) exceptionnel des atteintes portées par l'administration au principe de la liberté de réunion, ces atteintes pouvant être ne pouvant justifiées que lorsqu'elles sont indispensables au maintien de l'ordre public. Le juge consacrait ainsi l'un des premiers usages du contrôle de proportionnalité en droit public français. 

Jusqu'ici tout va bien(*).

L'arrêt Morsang-sur-Orge est une autre affaire. L'arrière-plan factuel est connu : le maire de la riante commune de l'Essonne qui donne son nom à l'arrêt avait pris un arrêté interdisant un spectacle de "lancer de nains" organisé à l'intérieur d'une discothèque. Si vous n'avez aucune idée de ce dont il s'agit, voyez le dernier Scorsese. La société organisatrice du spectacle, ainsi que la personne de petite taille en question, avait attaqué l'arrêté pour excès de pouvoir, en raison de l'atteinte portée par celui-ci aux principes constitutionnels de la liberté du travail et de la liberté du commerce et de l'industrie. Face à quoi, suivant les conclusions du commissaire du gouvernement dont le principal argument juridique était tiré d'un film de David Lynch, le Conseil indiqua que la dignité de la personne humaine faisait partie intégrante de l'ordre public et que le consentement de la personne de petite taille ne changeait rien à l'affaire.

Cet arrêt fit grosse impression... et puis tout le monde l'oublia. Y compris le Conseil, si on en juge la très maigre jurisprudence prise sur son fondement dans les quinze ans qui suivirent (la plus célèbre étant la fameuse ordonnance dite de la "soupe aux cochons" rendue en janvier 2007). – Après tout, on aurait pu interdire, sur le fondement de cet arrêt, la plupart des émissions de télé-réalité qui firent florès quelques années plus tard. – A plusieurs reprises, le Conseil a rappelé que le principe de la dignité de la personne humaine devait s'entendre de manière assez stricte. Dans son rapport, adopté le 25 mars 2010 par l'Assemblée générale plénière, relativement au projet de loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public, il est allé jusqu'à écrire que "l’appréciation de ce qui porte ou non atteinte à la dignité de la personne est, au moins potentiellement, relativement subjective"(**), minimisant au passage la portée de sa propre jurisprudence Morsang-sur-Orge! (Voir p. 19-20 du rapport qui se trouve ici).

"L'inquiétante protection" de la dignité de la personne humaine


L'arrêt Morsang-sur-Orge a fait l'objet de nombreuses critiques, et mon objectif ici n'est pas de me joindre au chœur des imprécateurs. C'est naturellement le statut du consentement de la "victime" qui est au cœur des débats – et c'est un point sur lequel le Conseil d'Etat n'a pas vraiment eu l'occasion d'affiner sa jurisprudence. Je vais, comme annoncé, uniquement m'intéresser à la consistance du concept de dignité lui-même.

Dans son étude remarquable sur ce qu'il appelle l'inquiétante protection de la dignité de la personne humaine, mon maître Pierre-Yves Quiviger fait remarquer qu'existe une ambiguité dans le concept même de dignité de la personne humaine, ambiguité qui est poussée à son firmament dans les ordonnances de référé qui sont l'objet du présent post. Dans l'affaire du "lancer de nains", l'indignité ne vient pas de l'acte de lancer une personne, mais du fait que la personne en question est de petite taille. Si je déshabille en public n'importe quel individu, je lui fais de toute évidence subir un traitement indigne. En revanche si je lance un individu, le caractère indigne de ce traitement n'intervient que si cet individu est une personne de petite taille (ou souffrant d'un handicap quelconque). Le caractère indigne n'est donc pas attaché à la personne même de l'individu en question, mais à la "nanitude" qu'il incarne. A travers l'individu on vise la catégorie à laquelle il appartient – ou à laquelle on souhaite le faire appartenir.

Cependant, il demeure que le "traitement indigne"que se spectacle faisait subir pouvait encore, dans l'affaire Morsang-sur-Orge, être attaché à un individu de chair et d'os, même si ce qui rendait le traitement indigne (selon le Conseil) était son appartenance à une catégorie donnée. Il faut donc distinguer le sujet de l'indignité et ce qui rend son traitement indigne. Après tout on pourrait imaginer que le Conseil d'Etat juge légale l'interdiction d'un spectacle où un individu consentant (de taille "normale") serait mis à nu et humilié devant un public. Bref, dans cette affaire, on pouvait encore parler de traitement indigne, tout simplement parce qu'une personne de chair et d'os était l'objet même (si ce n'est le clou) d'un spectacle visant à lui faire subir un tel traitement. Il ne s'agissait pas d'un spectacle où un individu ferait l'apologie du "lancer de nains", mais il s'agissait d'un spectacle... de "lancer de nains". – Ce rattachement à une personne de chair et d'os était également possible dans l'ordonnance de la "Soupe au cochon", où le juge des référés pouvait encore parler de la "dignité des personnes privées du secours proposé".

Revenons maintenant à l'affaire de l'humoriste antisémite (appelons-le "l'humoriste"). A quelle personne de chair et d'os celui-ci fait-il subir un traitement indigne ? A la dignité de quelle personne humaine ses propos (moralement et juridiquement condamnables – et condamnés) portent-ils atteinte ?

On pourrait en premier lieu penser qu'il s'agit de la personne... de l'humoriste lui-même. On aurait ici une stricte application de la jurisprudence Morsang-sur-Orge : l'humoriste, en tenant des propos abjects, s'humilierait (de façon consentante) devant un public voyeur et lâche. Ai-je besoin de dire pourquoi cette hypothèse est somme toute assez peu vraisemblable ?

La véritable réponse est bien entendu la suivante : En faisant l'apologie de (ou en se moquant ouvertement de) la Shoah, l'humoriste porte atteinte à la dignité de la personne humaine en général. On remarquera qu'il est ici impossible (sauf à torturer la langue) de parler de traitement indigne. On ne fait pas subir un traitement quelconque à une abstraction.

Bien entendu, faire subir un traitement indigne à un individu (par exemple, lancer une personne de petite taille dans une soirée alcoolisée) consiste également en une atteinte à la personne humaine (en général) en lui. Mais l'inverse n'est pas exact. C'est pourquoi la jurisprudence Morsang-sur-Orge ne s'applique pas véritablement dans l'affaire de l'humoriste antisémite: ici, le couple indignité vs. consentement ne joue pas (l'humanité ne saurait consentir ou ne pas consentir à ce que soit porté atteinte à sa dignité); et aucun individu ne subit un traitement indigne(***).

Ici, faire un peu de philosophie est utile.

Le Conseil effectue en effet un véritable glissement sémantique entre deux types de "dignité de la personne humaine"(****) : d'un côté, la dignité – appelons-la dignité 1 – qui s'attache à un individu (ou éventuellement à un groupe, une communauté entendue comme simili-personne morale), et qui peut être retirée à raison d'un certain traitement ce cet individu; de l'autre, la dignité de l'humanité – appelons-là dignité 2 –, y compris en ce qu'elle est incarnée par les individus.

C'est certes parce que l'individu est une personne humaine, c'est à raison de son humanité, que le traitement qui lui est infligé est indigne, et moralement blâmable. Autrement dit la dignité de l'humanité est ce qui rend immoral le traitement indigne réservé aux individus, par lequel ces derniers perdent leur dignité 1. Mais ils ne peuvent jamais perdre la dignité qui s'attache non à leur personne, mais à la personne humaine en général telle qu'instanciée par eux : ils ne peuvent perdre leur dignité 2.

C'est pourquoi nature de l'atteinte diffère lorsqu'on a uniquement affaire à l'humanité en tant que telle, c'est-à-dire lorsque l'on porte atteinte à la dignité 2 de la personne humaine. La dignité de l'individu (la dignité 1) est quelque chose qui peut lui être retirée – par un certain traitement, donc. Or l'atteinte à la dignité de la personne humaine en général, à la dignité 2, ne peut consister de la sorte dans la soustraction d'une propriété, mais, simplement, dans une forme d'irrespect de l'humanité. De sorte que même lorsqu'on fait subir à un individu un traitement indigne, et qu'on lui ôte sa dignité, on ne saurait, ce faisant, retirer la dignité qui s'attache à la personne humaine (en général, i.e. la dignité 2) qui s'incarne en lui. A fortiori lorsque cette dignité 2 est désincarnée, et que l'irrespect pour celle-ci ne passe pas par un traitement indigne de quiconque – c'est-à-dire lorsque cet irrespect n'a pas pour corollaire une atteinte à la dignité 1.

Les conséquences de ce glissement sémantique d'un sens à l'autre de l'expression "dignité de la personne humaine", entendue comme composante de l'ordre public, sont potentiellement très dangereuses. Sans justifier le moins du monde la jurisprudence Morsang-sur-Orge (qui me semble très critiquable, mais tel n'est pas le point), je suis tenté d'affirmer que cette dernière se fondait sur une notion de la dignité de la personne humaine entendue au premier sens : la dignité 1, qui s'attache à un individu et qui doit lui être garantie au nom du respect que l'on porte à l'humanité qu'il instancie – du respect que l'on doit à la dignité 2. Dans l'affaire Dieudonné, où nulle atteinte n'est portée à la dignité 1 d'un individu ou d'un groupe, la dignité en jeu n'est autre que la seule dignité 2 désincarnée de l'humanité.

La question de savoir si un individu ou un groupe s'est vu ou non retirer sa dignité est certes relativement tributaire des appréciations "subjectives" que l'on peut avoir – pour reprendre cette expression de subjectivité employée par le Conseil lui-même. Mais ô combien plus "subjective" est la question de savoir si telle ou telle action, tel ou tel propos constitue un manque ou non de respect à l'humanité! Faisons-nous confiance à l'administration pour décider de ce qui constitue ou non une telle atteinte à la dignité de la personne humaine ?

En semblant retenir, comme partie intégrante de l'ordre public, qui forme le cœur conceptuel de la légalité des actes de police administrative, une notion large de dignité de la personne humaine, entendue comme respect dû à l'humanité en tant que telle, le juge ouvre la voie aux pires abus. Mais nul ne doute que, dans sa sagesse habituelle, il saura refermer les vastes portes donnant sur l'incertain qu'il a lui-même, un peu précipitamment, contribué à ouvrir.

_________________

(*) Il est de coutume de citer, à titre "d'intermédiaire" entre Benjamin et Morsang-sur-Orge le fameux arrêt Société des films Lutétia du 18 décembre 1959. Dans cet arrêt, le Conseil affirme qu'un maire peut prendre un arrêté interdisant la projection d'un film dès lors que le "caractère immoral" de ce dernier et "les circonstances locales" seraient susceptibles de constituer des troubles à l'ordre public. La théorie des circonstances locales ne joue pas dans l'affaire Dieudonné (ni dans Morsang-sur-orge d'ailleurs) étant donné que le caractère d'atteinte à la dignité de la personne humaine (entendue comme composante pleine et entière de l'ordre public) ne saurait être susceptible de variations territoriales.

(**) Point d'autant plus piquant que le commissaire du gouvernement Frydman, dans ses conclusions sur l'arrêt Morsang-sur-Orge, déclarait, au sujet des récriminations de la "victime consentante": "Le respect de la dignité de la personne humaine, concept absolu s’il en est, ne saurait en effet s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations subjectives que chacun peut porter à son sujet" !

(***) Le fait que les propos de l'humoriste offensent de nombreuses personnes – de même d'ailleurs que le traitement indigne peut offenser des tiers; par exemple dans l'affaire Morsang-sur-Orge, certaines associations de personnes de petite taille avaient apporté leur appui au maire de la commune – n'implique nullement que ces dernières subissent un traitement indigne. Je trouve (à titre personnel) tout à fait offensant, et irrespectueux, le traitement que le "lancer de nains" fait subir à certaines personnes de petites tailles même consentantes (cela ne veut pas dire que leur consentement ne soit pas moralement pertinent, bien sûr! – mais ce n'est pas le point important ici); mais je ne subis pas pour autant un traitement indigne. Il en va ici de même pour les propos antisémites, que je trouve tout à fait abjects, et tout à fait irrespectueux de l'humanité, mais qui ne constituent pas un traitement indigne de ma personne. 

(****) J'ai récemment effectué (le hasard fait bien les choses) la révision de la traduction d'un texte remarquable de Ian Carter, au détour duquel celui-ci effectue une distinction proche de celle faite ici entre "dignité kantienne" et "dignité extérieure". (Voir I. Carter, "Le respect et la tolérance sont-ils compatibles?", Annuaire de l'Institut Michel Villey, 5, 2014). Je me suis ici largement inspiré de cette distinction très éclairante. – Une autre manière de voir les choses serait d'envisager le rapport de la dignité aux droits : Jeremy Waldron a fait remarquer dans plusieurs articles et ouvrages que la dignité s'entendait à la fois comme le contenu de certains de droits fondamentaux (le droit à la dignité) et comme le fondement des droits de l'homme (ce qui fonde l'ensemble des droits, y compris le droit à la dignité). Ce que j'appelle dignité 1 s'attache naturellement au contenu de droits, qui sont bien entendu fondés par la dignité 2. Si je dois respecter votre dignité 1 (e.g. ne pas vous déshabiller au milieu de la rue), c'est parce que votre dignité 2 (la dignité qui s'attache à vous en tant que personne humaine) fonde ce droit au respect de la dignité 1. Cependant il faut noter que Waldron ne thématise pas vraiment la différence conceptuelle entre la dignité comme contenu et la dignité comme fondement. 

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