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samedi 15 avril 2023

Réflexions hâtives sur la notion de "réforme" et le référendum d'initiative partagée.

Le Conseil constitutionnel a donc rendu hier, vendredi 14 avril, deux décisions très attendues: la décision 2023-849 DC sur la Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 (LFRSS) et la décision 2023-4 RIP sur la Proposition de loi, transmise le 20 mars au Conseil par la présidente de l'Assemblée nationale visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans. Il y aurait beaucoup à dire sur la première décision, mais c'est la deuxième qui va nous intéresser ici. Le Conseil constitutionnel a en effet rendu une décision de non-conformité, mettant ainsi fin au processus qui aurait pu conduire, après une période de 9 mois destinée à recueillir le soutien 1/10e du corps électoral, à une adoption par le Parlement ou, à défaut de l'examen par chacune de ses chambres du texte au cours des 6 mois suivant la fin de la période de recueil des soutiens, à une adoption par référendum. 

Comme on le sait, les parlementaires de gauche, anticipant une telle décision, ont déposé, au Sénat, une deuxième proposition de loi RIP, différente de la première. On peut se demander, pourtant, si ce "RIP 2" n'est pas tout autant condamné à l'échec que le "RIP 1". Je n'ai bien sûr aucune certitude et les décisions d'hier ont montré que bien fol est celui qui prétend prédire avec certitude les décisions du Conseil constitutionnel. Il s'agira donc uniquement de quelques éléments de réflexion à la lumière de la décision 2023-4 RIP rendue hier. 

Une "réforme"

Le Conseil constitutionnel a jugé hier que la proposition de loi RIP 1 ne constituait pas une "réforme" au sens de l'article 11 de la Constitution. Qu'est-ce à dire? 

L'article 11, al. 3 de la Constitution dispose:

Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an.

"L'objet mentionné au premier alinéa" de l'art. 11 peut être de multiples sortes, mais nous retiendra ici l'objet qui était celui de la proposition de loi (selon ses auteurs); une "réforme relative à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation". La proposition de loi RIP 1 comportait en effet un article unique ainsi rédigé:

L’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite mentionné au premier alinéa de l’article L. 351‑1 du code de la sécurité sociale, à l’article L. 732‑18 du code rural et de la pêche maritime, au 1° du I de l’article L. 24 et au 1° de l’article L. 25 du code des pensions civiles et militaires de retraite ne peut être fixé au‑delà de soixante‑deux ans.

Saisi d'une telle proposition de loi doit, en vertu du de l'article 45-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, article introduit par la loi organique du 6 décembre 2013, effectuer un certain nombre de vérifications: 

Le Conseil constitutionnel vérifie, dans le délai d'un mois à compter de la transmission de la proposition de loi :

(...)

2° Que son objet respecte les conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l'article 11 de la Constitution, les délais qui y sont mentionnés étant calculés à la date d'enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel ;

3° Et qu'aucune disposition de la proposition de loi n'est contraire à la Constitution.

Je reviendrai plus loin sur certains aspects de cette procédure. Ici, le Conseil a, en application du 2° de cet article, vérifié que la proposition de loi portait bien sur une "réforme de la politique sociale de la nation". Qu'elle porte sur la politique sociale ne faisait aucun doute. En revanche, comme l'affirmait le gouvernement dans ses observations, la proposition de loi RIP ne modifiait pas à la date de la saisine (ni même à la date de la décision, j'y reviendrai) l'état actuel du droit. Et pour cause! la LFRSS n'avait, à cette date, été promulguée (elle l'a été hier soir) et donc l'âge légal de départ à la retraite était bien, en vertu des dispositions alors contenues des le Code de la sécurité sociale, de 62 ans. Le RIP1 ne faisait donc que "réaffirmer" l'état actuel du droit, et ne le modifiait pas. Le gouvernement, dans ses observations, s'était  placé sur le terrain de l'absence de valeur normative de loi, et il n'a pas été suivi sur ce point. En revanche il soulignait que ce RIP ne constituait pas davantage une "réforme" au sens de l'article 11, puisqu'une réforme suppose un changement du droit. Le Conseil a fait droit à cet argument: 

7. A la date à laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi de cette proposition de loi, l’article L. 161-17-2 du code de la sécurité sociale prévoit que l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite mentionné à ces mêmes dispositions est fixé à soixante-deux ans.

8. Ainsi, à la date d’enregistrement de la saisine, la proposition de loi visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans n’emporte pas de changement de l’état du droit. (...)

10. Dès lors, elle ne porte pas, au sens de l’article 11 de la Constitution, sur une « réforme » relative à la politique sociale.

Cette décision est intéressante à plusieurs titres. Elle invite notamment à remettre sur le métier les interrogations soulevées par la précédente décision 2022-3 RIP, dont j'avais soutenue qu'elle devait être comprise comme limitée à la matière fiscale: d'après le Commentaire (car le raisonnement tenu dans la décision est implicite, voir cryptique), le Conseil constitutionnel aurait en effet jugé que pour être une "réforme" relative à la politique économique de la Nation, une mesure fiscale devait comporter une réforme d'ampleur de la structure de la fiscalité. On pouvait se demander si cela était propre à la matière fiscale ou bien si toute "réforme" au sens de l'article 11 devait être une modification d'ampleur de l'état du droit. Dans la décision d'hier, le Conseil n'a pas indiqué que pour être une réforme, une proposition de loi RIP devait entraîner des modifications structurelles ou ambitieuses du droit (en l'espèce du droit social); il a uniquement indiqué qu'elle devait entraîner... une modification du droit. Cependant il est tout à fait possible qu'il faille tenir un argument a fortiori: si une réforme est une modification d'ampleur, alors a fortiori une proposition qui ne modifie rien n'est pas une réforme. Mais c'est le cas, alors tout RIP en matière économique, sociale et environnementale est, dans la pratique impossible, dès lors que toute inconstitutionnalité même mineure entraîne la censure totale de la proposition RIP (voir infra notamment la note (4)). C'est pourquoi j'estime probable que 2022-3 RIP soit limité à la matière fiscale, même si le Commentaire est ambigu sur ce point: mais le Commentaire n'est pas la décision, et la décision 2022-3 RIP est au mieux laconique au pire cryptique sur ce point. De surcroît, le Conseil n'avait pas retenu une telle notion "robuste" de réforme dans sa décision 2019-1 RIP. Mais je peux me tromper. 

Cette décision 2023-4 RIP emporte plusieurs conséquences potentiellement dommageables pour la proposition de loi RIP 2 dont il a été saisi le 13 avril et sur laquelle il rendra sa décision le 3 mai. 

Un "catch-22"

C'est la deuxième fois, après la loi PACTE en 2019, qu'une proposition de loi RIP est déposée pour faire échec à une disposition législative en cours d'adoption au Parlement. En 2019, dans sa décision 2019-1 RIP, le Conseil constitutionnel avait laissé passer la proposition de loi RIP érigeant Aéroports de Paris en service public national, ouvrant la voie au recueil de soutiens. (J'avais d'ailleurs soutenu à l'époque (1) que le RIP ne changerait dans les faits rien à l'état du droit relatif à la participation de l'Etat au capital d'ADP, mais j'étais minoritaire en doctrine.) Dans sa décision 2022-4 RIP ici commentée, le Conseil constitutionnel met un frein certain à la possibilité pour les parlementaires de s'opposer par un RIP à une loi qu'ils ne parviennent pas à faire échouer au Parlement. 

En effet, l'article 11 al. 3 de la Constitution dispose qu'une proposition de loi RIP ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an. Le 2° de l'article 45-2 de l'ordonnance de 1958 précitée indique que cette condition s'apprécie à la date de l'enregistrement de la saisine du Conseil. De ce point de vue les propositions RIP 1 (retoquée hier) et 2 sont "dans les clous", car, on l'a vu, la LFRSS n'avait pas été promulguée à la date d'enregistrement de la saisine. 

La proposition de loi RIP doit donc intervenir avant la promulgation de loi qui modifie, de manière néfaste selon les auteurs de la proposition, l'état du droit: or dès lors que la loi qui modifie l'état du droit n'a pas été promulguée, la proposition de loi RIP ne peut espérer revenir dessus (2) qu'en réaffirmant l'état du droit en vigueur à la date du dépôt de la proposition de loi et de la saisine subséquente du Conseil constitutionnel. Mais si c'est le cas, alors la proposition de loi n'est pas conforme à l'article 45-2 de l'ordonnance et à l'article 11 de la Constitution, puisqu'elle ne comporte pas une réforme ! Pile tu gagnes, face je perds.  

C'est ce qu'on appelle en bon français un "catch-22", un dilemme dont on ne peut s'extraire, en raison de la codépendance de règles contradictoires. La seule manière d'en sortir est à la fois de modifier le droit en vigueur à la date de la saisine et de contredire la loi en cours d'adoption ou même déjà adoptée mais non encore promulguée à laquelle on souhaite faire échec. Par exemple les auteurs de la proposition auraient pu reporter l'âge légal de la retraite à 62 ans et 1 mois: c'est purement formel, c'est assez bête, mais cela aurait sans doute été une "réforme" au sens de l'article 11 de la Constitution....

Et le "RIP 2"? 

La deuxième proposition RIP (ci-après "RIP 2") transmise au Conseil constitutionnel le 13 avril comporte deux articles. L'article 1er modifie l'article L. 161-17-2 du code de la sécurité sociale (ce que curieusement ne faisait pas le RIP1, qui reprenait très largement la formulation de cet article qui est celui qui fixe juridiquement l'âge légal, mais ne le modifiait pas formellement), mais reprend peu ou prou la formulation de l'article unique du RIP 1: 

L’article L. 161-17-2 du code de la sécurité sociale est ainsi rédigé :

« Art. L. 161-17-2. – L’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite mentionné au premier alinéa de l’article L. 351-1 du présent code, à l’article L. 732-18 du code rural et de la pêche maritime, au 1° du I de l’article L. 24 et au 1° de l’article L. 25 du code des pensions civiles et militaires de retraite ne peut être supérieur à soixante-deux ans. »

Comme M. David Libeau me l'a fait remarquer sur Twitter (qu'il soit remercié), la proposition de loi RIP 2 ampute largement une partie de l'article L. 161-17-2 du Code de la sécurité sociale. Il pourrait donc s'agir d'une modification du droit – sous réserve bien sûr que le Conseil n'envisage pas la "réforme" comme étant nécessairement d'ampleur comme le suggère le Commentaire de la décision 2022-3 RIP, v. supra. Si le Conseil interprète l'article 1 comme modifiant l'état du droit, alors il est probable que, toutes choses égales par ailleurs, il laisse passer la proposition de loi RIP 2, indépendamment même de son article 2. 

Cependant, il faut voir que les dispositions de cet article que le RIP2 entend supprimer n'avaient déjà plus d'objet puisqu'elles concernaient l'âge légal de départ à la retraite des personnes nées avant 1955, qui ont de toute manière dépassé cet âge! Donc le Conseil pourrait juger que les dispositions modifiées par le RIP2 étant sans objet, celui-ci ne modifie pas véritablement l'état du droit: même si, contrairement au RIP 1, il modifie la formulation d'un texte (ici un article du Code de la sécurité sociale), il n'en altère pas la substance normative. Par ailleurs comme le Conseil constitutionnel l'a rappelé dans sa décision d'hier, la limite ("ne peut être supérieur") n'a pas de valeur normative dès lors que le législateur (même possiblement référendaire) ne saurait (auto-)limiter le législateur. 

C'est sans doute pourquoi les parlementaires ont inséré dans le texte du RIP2 un deuxième article, qui modifie le taux de la CSG pour certaines catégories de revenus. Il fait peu de doute que, du moins si on suit la lecture de la notion de réforme proposée plus haut, ce deuxième article constitue bien une "réforme" (3).

Si donc le Conseil décide que les deux articles modifient l'état du droit, alors il est probable qu'il laissera passer le RIP 2. En revanche s'il estime que seul l'article 2 modifie l'état du droit, se pose la question est la suivante: une proposition de loi RIP dont seule une partie des dispositions (ici l'article 2) constitue une "réforme" constitue-t-elle elle-même une réforme? Je n'ai pas de réponse. Quelques éléments néanmoins.

a. A priori une décision de non-conformité partielle n'est guère possible en RIP. En effet, lorsqu'il vérifie sur le fondement du 3° de l'article 45-2 de l'ordonnance précitée, "qu'aucune disposition de la proposition de loi n'est contraire à la Constitution", la moindre inconstitutionnalité entraîne une décision de non-conformité totale. J'en ai expliqué les raisons sur Twitter ici, après que le Conseil, dans sa décision 2021-2 RIP, avait fait échec à une proposition de loi fort longue en raison d'une seule inconstitutionnalité (4). C'est seulement en effet si cette condition ("aucune disposition contraire à la Constitution") est – avec les autres conditions fixées par cet article, v. supra – satisfaite que le processus de recueil des soutiens peut commencer. Donc une seule disposition inconstitutionnelle et le processus RIP s'arrête.  

Rien ne fait obstacle à ce ce raisonnement, portant sur le 3° de l'article 45-2, soit applicable au 2° qui nous intéresse seul ici, c'est-à-dire à la vérification de la conformité de l'objet de la réforme à l'article 11 de la Constitution. On peut donc difficilement envisager que le Conseil "censure" l'article 1er du RIP 2 comme ne constituant pas une "réforme" et laisse se poursuivre un processus référendaire concernant une modification du taux de la CSG pour certaines catégories de revenus (question qui, du reste, n'intéresse personne ou presque !). 

b. Il y aura donc probablement pas de censure partielle sur le fondement du 2° de l'article 45-2. Le Conseil devra juger si la proposition dans son ensemble constitue une réforme. Si le Conseil constitutionnel avait décidé, pour en juger, de se placer à la date de sa décision, comme rien ne le lui interdisait (5), alors il n'y aurait pas de problème: le 3 mai, à la date où il jugera, l'article 1er du RIP 2 aura bien pour objet de modifier l'état du droit puisque la LFRSS a été promulguée hier. Or le Conseil a décidé hier de se placer à la date de la saisine ce qui renforce singulièrement le "catch-22" mentionné ci-dessus. En effet à la date de la saisine, la LFRSS n'avait pas été promulguée, et l'article 1er RIP n'avait donc pas pour objet de modifier le droit en vigueur. 

c. Le Conseil pourrait certes juger que dès lors qu'à la date de la saisine, une disposition de la proposition de loi RIP 2 constitue une réforme, l'ensemble du texte l'est. C'est ce qu'espèrent bien sûr les auteurs de la proposition. Je n'ai pas de réponse définitive mais j'ai un doute. En effet, le Conseil constitutionnel en vertu du 2° de l'art. 45-2 précité vérifie que l'objet de la proposition de loi est conforme à l'article 11 de la Constitution. Or supposons une proposition de loi RIP qui comporterait non seulement des éléments appartenant au domaine référendaire, mais également des éléments étrangers au domaine du référendum (portant par exemple sur le mariage pour tous, ou la fin de vie). Dès lors qu'une "censure partielle" du texte est impossible ou en tout cas peu probable (voir le a. ci-dessus), il serait logique que le Conseil constitutionnel ne laisse pas passer une telle proposition de loi. La question est donc: tiendra-t-il sur le caractère de "réforme" ou non un raisonnement analogue à celui qu'il tiendrait très vraisemblablement sur l'appartenance de la proposition au domaine matériel du référendum (organisation des pouvoirs publics, politique économique, sociale etc. de la Nation, etc.)? 

Certes, étant donné le climat social et politique extrêmement dégradé, le Conseil pourrait décider de "lâcher du lest" et de laisser passer le RIP2 comme un lot de consolation pour les opposants à la réforme qu'il a très largement validée hier. Mais c'est là une appréciation politique. D'un point de vue purement juridique, il me semble que le Conseil s'est compliqué la tâche en appréciant le caractère de "réforme" à la date de la saisine et non à la date de sa "décision". Il pourra certes dire que les deux articles changent le droit et que l'ensemble de la proposition RIP 2 est une réforme. Dans l'alternative (plus probable) il devra répondre à la question de savoir si une proposition de loi RIP qui comprend une disposition qui ne constitue pas une "réforme", constitue elle-même une "réforme" au sens de l'article 11 de la Constitution. Et s'il reprend et étend l'interprétation "robuste" de la "réforme" comme modification structurelle d'ampleur (comme le fait le Commentaire de la décision 2022-3 RIP), all bets are off. 

Que fera-t-il  ? C'est l'avenir qui nous le dira. Rendez-vous le 3 mai. 


Remerciements : Je remercie M. David Libeau et @NCBFIFA pour leurs observations sur Twitter sur une précédente version de ce texte, que j'ai modifié en conséquence. 


 

(1) M. Carpentier, "Aéroports de Paris: l'illusoire invocation du service public national", AJDA, 2019. 

(2) On objectera que ni le RIP 1 ni le RIP 2 n'ont pour objet d'abroger les dispositions introduite par la LFRSS dans le Code de la sécurité sociale et d'autres codes, mais uniquement de les modifier. Cette distinction est à mon avis peu opérante, car la modification d'une norme s'interprète comme son abrogation pro tanto et son remplacement par une nouvelle norme. Du reste, le droit administratif traite l'abrogation et la modification des actes de manière équivalente (v. par ex. l'art. L243-1 CRPA). 

(3) Cependant, s'agissant de dispositions relatives à des prélèvements obligatoires, un raisonnement analogue à celui de 2022-3 RIP mentionné plus haut pourrait être tenu quant au caractère "relatif à la politique sociale". Même si je n'imagine guère que le Conseil constitutionnel aille sur ce terrain, il pourrait décider qu'il ne s'agit pas d'une modification suffisamment importante et structurelle de la fiscalité sociale pour être une "réforme" relative à la politique sociale de la Nation. C'est ce qu'envisage Agnès Roblot Troizier dans un billet sur le blog du Club des juristes (https://blog.leclubdesjuristes.com/reforme-des-retraites-pourquoi-le-conseil-constitutionnel-a-t-il-rejete-la-demande-de-referendum-dinitiative-partagee-par-agnes-roblot-troizier/) – Par ailleurs, si le Conseil décide d'étendre la notion robuste de réforme issue de 2022-3 RIP à l'ensemble de la matière économique, sociale et environnementale, alors la proposition RIP 2 échouera de toute façon, privant d'objet la plupart des réflexions menées dans ce billet... 

(4) Ce point constitue d'ailleurs un autre "catch-22" vu l'exigence de réforme fiscale d'ampleur qui, selon le Commentaire officiel, est issue de la décision 2022-3 RIP: plus une proposition de loi est longue, plus il y a de chance pour qu'une de ses dispositions soient inconstitutionnelles; mais plus elle est brève, plus il est probable que les mesures fiscales qu'elle comprend ne constituent pas une réforme structurelle apte à être une "réforme" relative à la politique économique de la Nation. Si, contrairement à ce que j'affirme, cette interprétation "robuste" de la réforme s'applique au delà de la matière fiscale, alors concrètement cela rend tout RIP relatif à la politique économique, sociale et environnementale de la Nation pratiquement impossible. 

(5) Le 2° de l'art. 45-2 de l'ordonnance du 7 nov. 1958 indique, on l'a vu que les délais mentionnés aux alinéas 3 et 6 de l'article 11 de la Constitution se calculent à la date de la saisine: il s'agit 1/ du délai d'un an minimum (alinéa 3) séparant la proposition de la promulgation de la disposition législative qu'elle vise à abroger et 2/ du délai de deux ans séparant la proposition de la date du rejet par le peuple français d'une précédente proposition RIP. La règle posée au 2° de l'article 45-2 est sans incidence sur la date à laquelle le Conseil doit se placer pour apprécier le caractère de "réforme" de la proposition, date qui n'est mentionnée ni à l'alinéa 3 ni à l'alinéa 6 de l'article 11 de la Constitution. De ce point de vue, rien ne s'opposait à ce que le Conseil se plaçât à la date de la décision.   

jeudi 5 janvier 2023

Le Glaucon. Dialogue sur un sophisme constitutionnel.

 

SOCRATE – Si je te demande, cher Glaucon, de creuser un demi-trou, que me répondras-tu ? 

GLAUCON – En vérité, Socrate, je te demanderai de préciser ce que tu entends par là car un demi-trou demeure un trou.

SOCRATE – C’est donc que, pour un objet tel que le trou, la partie vaut le tout. N’es-tu pas d’accord ?

GLAUCON – Je le suis, par Zeus. Mais je ne vois guère où tu veux en venir. 

SOCRATE – Tu as sans doute eu vent de cette bien étonnante rumeur qui a circulé sur l’agora – je veux dire, sur Twitter – il y a quelques semaines: le président de la République actuel, M. Emmanuel Macron, pourrait, s’il démissionnait, se représenter dans la foulée à la présidence de la République. 

GLAUCON – En effet Socrate. Un ancien ministre de la Justice a même fait sienne cette étrange thèse. 

SOCRATE – Pourtant, le texte de l’article 6 al. 2 de la Constitution – dans sa rédaction issue de la révision du 23 juillet 2008 – est semble-t-il clair : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ». 

GLAUCON – En effet. Si M. Macron, dont il est constant qu’il a été réélu pour un deuxième mandat consécutif en 2022, démissionne aujourd’hui, il aura bien exercé deux mandats – quelque incomplet que soit le deuxième – et il ne pourra se représenter qu’à l’issue du mandat de son successeur. 

SOCRATE – C’est l’évidence même, n’est-ce pas ? 

GLAUCON – Oui, par Athéna ! Les interprétations les plus simples sont souvent les plus convaincantes.

SOCRATE – Quel excès de naïveté, cher Glaucon ! 

GLAUCON – Je ne comprends pas. Affirmerais-tu, ô Socrate, que l’article 6 al. 2 ne s’applique qu’au cas où deux mandats pleins auraient été accomplis consécutivement par le président de la République ?

SOCRATE – Considère ce qu’a dit le Conseil d’Etat dans son avis du 25 octobre 2022 relatif aux conditions de cumul dans le temps du mandat de président de la Polynésie française. 

GLAUCON – Je ne comprends pas. Comment un avis relatif au président de la Polynésie française pourrait-il avoir quelque pertinence que ce soit pour résoudre une question relative au président de la République ? 

SOCRATE – Eh bien, dans cet avis, le Conseil d’Etat a jugé que bien que limité par la loi organique à deux mandats consécutifs, l’actuel président de la Polynésie française pouvait légalement briguer un troisième mandat consécutif. 

GLAUCON – Je tombe des nues, Socrate. Mais si le Conseil d’Etat l’a dit, il faut le croire. N'est-il pas le véritable oracle de la vérité constitutionnelle?

SOCRATE – Tu es sage, Glaucon. Pourtant, n’est-il pas vrai que, contrairement au président de la République, le mandat du président de la Polynésie française est – en vertu de l'article 72 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française – lié à celui de l’Assemblée qui l’a élu, pour une durée de cinq ans ? 

GLAUCON – C’est vrai, ô Socrate. Avec l’expiration des pouvoirs de l’assemblée cesse de plein droit le mandat du Président. C’est une règle somme toute commune à l’ensemble, ou presque, des collectivités territoriales. 

SOCRATE – N’est-il pas également exact, cher ami, que, dans ces conditions, un président élu par l’Assemblée au cours du mandat de cette dernière – et non en son début – sera amené à effectuer un mandat de moins de cinq ans? 

GLAUCON – C’est la logique même. 

SOCRATE – Bien. Considère la situation de M. Edouard Fritch, l’actuel président de la Polynésie française. Il a été élu en 2014 alors que son prédécesseur, M. Gaston Flosse, avait démissionné au cours de la deuxième année de son mandat. Il en résultait que le premier mandat de M. Fritch serait inférieur à 5 ans. Celui-ci fut ensuite réélu en 2018. A l’échéance de ce deuxième mandat, en mai prochain, il aura donc exercé deux mandats consécutifs. Pourtant il a indiqué sa volonté de se présenter à sa propre succession. 

GLAUCON – Si je comprends bien, le Conseil d'Etat a dit que c'était possible. 

SOCRATE – Tout à fait. Mon très noble ami, as-tu en tête la formulation du troisième alinéa de l’article 74 de la loi organique précitée ?

GLAUCON – Je te concède, Socrate, que je ne l’ai jamais lu. Ces contrées lointaines et leurs règles spécifiques ne m’ont jamais intéressé. 

SOCRATE – Tu as bien tort. Voici ce que dit cet article : « Le président de la Polynésie française ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans successifs. » N’y a-t-il pas dans cette formulation un élément susceptible de retenir ton attention ? 

GLAUCON – Que veux-tu dire ? 

SOCRATE – Si je te demande de creuser un trou de 2 mètres de profondeur et que tu ne creuses que sur 50 cm de profondeur, auras-tu réalisé mon souhait ? 

GLAUCON – Te revoilà avec tes trous ! Je n’y comprends rien. 

SOCRATE – Réponds à ma question, je te prie. 

GLAUCON – Non, je n’aurai pas réalisé ton souhait. Il aurait fallu que je creuse sur 1m50 supplémentaires. 

SOCRATE – Bien. Tandis que si je ne t’avais demandé, sans précision de profondeur, de me creuser un trou, ton misérable trou de 50 cm aurait-il fait l’affaire ? 

GLAUCON – Oui, Socrate, il aurait fait l’affaire. 

SOCRATE – L’article 74 de la loi organique précitée mentionne bien « deux mandats de cinq ans » (soit deux quinquennats) successifs. 

GLAUCON – En effet. 

SOCRATE – Une telle mention de durée est absente de l’article 6 alinéa 2 de la Constitution, n’est-ce pas ? 

GLAUCON – C’est exact. 

SOCRATE – Le président de la Polynésie dont le mandat prendrait fin au bout de trois ans aura-t-il réalisé un « mandat de cinq ans » ?

GLAUCON – Non, Socrate, de la même manière que je n’aurai pas creusé un trou de 2 mètres si je ne creuse que sur 50 cm. 

SOCRATE – Je vois que tu as compris. Le président de la République française, s’il démissionne au bout d’un an, n’aura pas accompli un mandat de cinq ans 

GLAUCON – Pourtant…

SOCRATE – Oui ?

GLAUCON – …il aura bien accompli un mandat.  

SOCRATE – Tout à fait : or c’est là tout ce qu’exige l’article 6 al. 2 : si un tel mandat succède à – ou est succédé par –un autre mandat (plein ou inachevé peu importe), le Président aura exercé deux mandats. Combien de mandats ont été exercés par le général de Gaulle ? 

GLAUCON – Deux. Et Georges Pompidou, un seul. 

SOCRATE – Le deuxième mandat du Général, et le mandat de M. Pompidou furent inachevés n’est-ce pas ? Or il s’agit bien d’un mandat. A moins d’affirmer qu’il n’y a pas eu de président de la République entre 1965 et 1974. 

GLAUCON – Ce serait absurde, Socrate. 

SOCRATE – Tu comprends donc pourquoi le raisonnement du Conseil d’Etat dans l’avis précité n’est pas applicable au président de la République: en réalité les deux dispositions ont une signification très différente, en dépit d’une formulation en apparence similaire. Ce que la loi organique interdit au président de la Polynésie française, c’est d’exercer plus de deux mandats consécutifs si (et seulement si) la durée cumulée des deux mandats n’est pas inférieure à dix ans. Lorsqu’elle est inférieure, la réélection à un troisième mandat consécutif est possible. En revanche la Constitution interdit au président de la République l’exercice de plus de deux mandats consécutifs quelle qu’en soit la durée. 

GLAUCON – Par Zeus tu as raison, Socrate! 

SOCRATE – D'ailleurs, s'il en était autrement rien n’interdirait à M. Macron de démissionner un mois avant la cessation de ses fonctions et d’être indéfiniment réélu à la présidence de la République. 

GLAUCON – Tout à fait. Si j’ai bien compris, le mandat est comme un trou : sauf à en préciser la durée (qui est au mandat ce que les dimensions sont au trou), un demi-mandat sera encore un mandat. 

SOCRATE – Je suis fier de toi, Glaucon. 

GLAUCON – J’ai pourtant un doute. 

SOCRATE – Je t’écoute, cher ami. 

GLAUCON – En cas de vacance de la présidence de la République, le président du Sénat exerce par intérim les fonctions de président de la République. Supposons que M. Macron démissionne demain. Ne peut-on pas dire que M. Larcher exerce un mandat de président de la République, qui viendrait, dans l’hypothèse qui est la nôtre s’intercaler entre le deuxième mandat inachevé de M. Macron et le mandat suivant ? De sorte que M. Macron pourrait se représenter immédiatement après avoir démissionné, dès lors que son deuxième et son troisième mandat ne seraient pas, du fait de l’intérim du président du Sénat, consécutifs ? 

SOCRATE – Comme tu es ingénieux, mon cher Glaucon ! Un parlementaire peut-il être en même temps ministre ? 

GLAUCON – Non, l’article 23 de la Constitution y fait obstacle. Mais je ne vois pas où tu veux en venir. 

SOCRATE – Un parlementaire peut-il être président de la République ? 

GLAUCON – A vrai dire aucun texte ne prévoit une telle incompatibilité. 

SOCRATE – Pourtant si un parlementaire ne peut être ministre, ne faut-il pas en déduire qu’il ne peut davantage être président de la République, dès lors que celui-ci préside le Conseil des ministres ? 

GLAUCON – Oui. Le principe de séparation des pouvoirs y fait du reste clairement obstacle. 

SOCRATE – En 1969 et en 1974, M. Poher a-t-il démissionné du Sénat ? 

GLAUCON – Non. 

SOCRATE – A-t-il été remplacé à la présidence du Sénat durant l’intérim ? 

GLAUCON – Non.

SOCRATE – C’est bien qu’il n’exerçait pas un mandat de président de la République, mais uniquement qu’il exerçait provisoirement les fonctions de la présidence (et encore, avec l’ensemble des limitations imparties par les alinéas 4 et 11 de l'article 7 de la Constitution). Dans l’hypothèse contraire, il aurait été placé dans une situation d’incompatibilité, ce qui l’aurait obligé à démissionner de son mandat parlementaire – et ce même si on transpose ici le délai d’un mois applicable aux membres du gouvernement (article LO 153 C. élec), dès lors que dans les deux cas l’intérim a duré plus d’un mois.   

GLAUCON – C’est vrai ! L'article 7 évoque bien, au sujet de l'intérim, les fonctions du président de la République et nullement de son mandat.  

SOCRATE – De surcroît le mandat suppose l’élection, mais c’est un point de théorie constitutionnelle qui est surabondant. 

GLAUCON – Tu as raison. Le texte de la Constitution n'est toutefois pas, sur ce point, d'une grande constance (notamment lorsqu'il évoque, à l'article 56, le mandat des membres du Conseil constitutionnel – ce qui, sauf à soutenir la thèse du juge constitutionnel représentant un temps défendue par Michel Troper, est un abus de langage.  

SOCRATE – Tu es sage, Glaucon ! Résumons : si M. Macron démissionnait aujourd’hui, il ne pourrait se présenter pour un troisième mandat qu’à l’issue du mandat de son successeur, élu après sa démission.  

GLAUCON – C'est ce que commande la droite raison. 

SOCRATE – Allons donc boire un peu de vin sous les tonnelles. Alcibiade nous y attend. 

mercredi 23 octobre 2019

Pourquoi je ne signerai pas la pétition de soutien à l’agrégation


Ayant eu la chance de devenir professeur par cette voie, je suis naturellement attaché au concours d’agrégation. Le nombre de postes mis au concours de droit public en 2020 est nettement insuffisant, et l’on peut espérer que les Universités qui ne l’ont pas fait ouvriront des postes très prochainement. Je suis en plein accord avec les auteurs du texte de la pétition sur la nécessité de préserver la diversité des voies d’accès au corps des professeurs d’université, et de maintenir un concours qui me semble présenter deux avantages importants : il constitue un tempérament de l’endogamie (qui doit cependant être nuancé, v. infra) ; il permet à de jeunes docteurs d’obtenir un poste d’enseignant chercheur titulaire assez tôt dans la carrière, alors que le nombre de postes de maîtres de conférences est en raréfaction constante depuis cinq ans. La situation actuelle, marquée par un gel de plus en plus fréquent des postes libérés par la mutation ou le départ en retraite de leurs titulaires, voire par la suppression pure et simple de postes – dans chacun des deux corps d’enseignants-chercheurs universitaires – aboutit, comme l’a fort bien dit l'actuelle présidente du concours de droit public, à sacrifier une génération entière de jeunes chercheurs. On ne saurait s’en satisfaire ; on ne doit pas s’y résigner. 

Cependant, certains des arguments mis en avant par les auteurs de la pétition ne peuvent recevoir ma pleine adhésion. (Je passe sur le fait que cinq des six auteurs exercent ou exerçaient jusqu’à récemment dans des universités parisiennes qui, sauf exception récente, n’ont jamais recruté par la voie du concours d’agrégation). Le premier argument qui me semble contestable consiste à dévaloriser inutilement la voie d’accès au corps des professeurs par le biais du 46 1° (c’est-à-dire sur une liste de qualification établie par le CNU parmi les titulaires d’une habilitation à diriger les recherches), qui est pourtant la voie de recrutement la plus courante dans les autres disciplines – et qui, qualification nationale en moins, correspond à ce qui se fait dans la plupart des pays étrangers. On ne saurait affirmer sérieusement que passer quatre leçons orales, dont une constitue avant tout une épreuve d’endurance dont le support est rarement rédigé par le candidat, permet de former des enseignants plus aguerris que les professeurs recrutés par la voie du 46 1°, qui ont souvent enseigné pendant 10 ou 15 ans avant d’accéder au corps des professeurs. Le mépris, sans nul doute involontaire, qui sous-tend les propos des auteurs du texte est insupportable. De manière générale, l’idée selon laquelle le recrutement du 46 1° devrait essentiellement servir à repêcher les candidats qui ont échoué au concours – alors qu’il s’agit de promouvoir des enseignants-chercheurs en raison de la qualité de leurs travaux scientifiques, ce que la qualification par le CNU garantit – laisse subsister l’idée selon laquelle cette voie d’accès est en quelque sorte un concours de seconde zone. 

Le second argument tient à faire du concours un modèle d’impartialité, la réalisation même de l’idéal méritocratique républicain ; au contraire le recrutement par la voie du 46 1° inciterait au localisme, voire au clientélisme. Il est vrai que l’ancienne « voie longue » (le 46 3°, qui perdure mais est de moins en moins usité) était essentiellement un outil de promotion locale ; il est également vrai que de nombreuses universités, hélas, continuent d’envisager de la sorte le recrutement par le 46 1°. Cependant il convient d’effectuer plusieurs remarques. Tout d'abord, il convient de noter que le format du concours, qui repose exclusivement sur quatre épreuves orales, n’est pas de nature à faire taire les critiques qui (de manière justifiée ou non) y voient davantage un exercice de cooptation  qu’une véritable promotion du mérite républicain. Ensuite, contrairement à ce qui est parfois affirmé, l’agrégation n’est pas un rempart absolu contre le localisme. Il arrive très fréquemment que des postes mis au concours soient officieusement fléchés pour tel ou tel candidat, de sorte que si un candidat mieux classé lui a l’impudence de vouloir être affecté dans l’université en question, on lui fera comprendre qu’il n’y sera pas bien reçu. Enfin, c’est précisément la dévalorisation constante du recrutement au 46 1° qui aboutit à en faire une sorte de voie longue 2.0, alors qu’il devrait s’agir d’une voie d’accès d’égale valeur à celle de l’agrégation. Un changement des mentalités est ici nécessaire. Un changement des règles également.

Nul ne contestera que le concours d’agrégation apporte un sang neuf aux universités, et que lorsque les jeunes professeurs s’y investissent, les universités en sortent clairement gagnantes, en termes de vitalité scientifique et de participation à la vie universitaire. Mais il arrive trop fréquemment que les agrégés, en particulier ceux auxquels leur classement n’a pas permis d’être affectés dans l’université de leurs vœux, se transforment en « turbo profs », ne prennent pas part à la vie de l’université, se contentent, quant à leurs obligations statutaires, du strict minimum et repartent le plus vite possible vers une université plus proche de la grande métropole où ils résident.  Je sais bien qu’il y a des contraintes personnelles et familiales qui entrent en jeu ; loin de moi l’idée de blâmer les collègues concernés. Mais on admettra que ce comportement n’est pas la meilleure publicité pour l’agrégation et que les universités, échaudées par de nombreuses expériences décevantes, ne souhaitent plus mettre de postes au concours. 

Que faire ? Les auteurs de la pétition ont raison sur un point essentiel: le localisme est une plaie de l’Université française. Ce problème, dans les facultés de droit, est particulièrement aigu en ce qui concerne l’accès au corps des maîtres de conférences. Ainsi, certes, dans les sciences économiques, le recrutement des professeurs par la voie du 46-1° est endogame à 45 %, mais il ne faut pas oublier que les maîtres de conférences y sont exorecrutés à plus de 90% (p. 28 du Rapport HCERES du 13 juin 2019) : la mobilité a déjà eu lieu après la thèse, ce qui n’absout pas de ses péchés la promotion locale au professorat, mais garantit au moins aux jeunes docteurs une certaine égalité dans l’accès à la profession universitaire. Dans les disciplines juridiques, l’endorecrutement des maîtres de conférences est beaucoup plus important — difficile à mesurer cependant dès lors que les statistiques disponibles sur le site du ministère sont réalisées par grands blocs de disciplines —, ce qui prive les candidats extérieurs, en particulier ceux qui proviennent des universités qui ne pratiquent pas le localisme, de toute perspective de recrutement. Lorsque cette endogamie est généralisée aux deux corps d’enseignant-chercheurs, il est inévitable que le mandarinat et le clientélisme prennent le dessus.

C’est pourquoi il est nécessaire que nous modifions nos pratiques et que nous adoptions des règles venant limiter les possibilités d’endorecrutement. Des pistes existent: contingentement du nombre de postes de maîtres de conférences susceptibles d’être pourvus par le recrutement de candidats ayant réalisé leur thèse dans l'établissement de recrutement ; renforcement de la proportion de membres extérieurs dans les comités de sélection ; mise en œuvre des critères d’impartialité plus clairs que ceux qui résultent de la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, 17 octobre 2016, N°386400) et qui font l’objet d’une interprétation souvent généreuse au sein des comités de sélection... une réflexion collective s’impose et une évolution des pratiques est nécessaire. Quant aux Universités parisiennes (ainsi que certaines « grandes » universités de province), elles devraient repenser radicalement leur positionnement au sujet de l’agrégation, qu’elles sont les premières à défendre mais dont elles contribuent pour une large part à accélérer le déclin.

En tout cas croire que la survie du concours d’agrégation permettrait à elle seule de résoudre les maux de l’Université française  en général et des facultés de droit en particulier est largement illusoire.

Mathieu Carpentier
Professeur de droit public
Université Toulouse 1 Capitole

jeudi 17 août 2017

CE, ord., XX août 2017, Cne de Dannemarie

Août 2017: plongée dans la torpeur estivale, la France est soudain agitée par la présence, dans les rues de la riante commune de Dannemarie (Haut-Rhin) de panneaux en contreplaqués représentant des silhouettes de femmes dans des poses lascives. Le juge des référés du Tribunal administratif de Strasbourg a, par une ordonnance du 9 août, ordonné au maire de faire retirer ces panneaux. Celui-ci a relevé appel de cette ordonnance.

Droitobjectif s'est procuré un brouillon de la décision du Conseil d'Etat. Le voici en exclusivité mondiale, voire universelle. [NB. C'est un fake, hein]

Conseil d’Etat
N°413356
ECLI:FR:CEORD:2017:413256.20171708
Publié au recueil Lebon

Juge des référés

Lecture du jeudi 17 août 2017


REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

                             Vu la procédure suivante :

                   L’association « Les Effronté-e-s » a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’ordonner au maire de Dannemarie de retirer de l’espace public les panneaux en contreplaqué ayant l’apparence de silhouettes féminines qui y étaient apposées depuis le mois de juin 2017. Par une ordonnance n°1703922 du 9 août 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à cette demande.

                        Par un recours enregistré le 12 août 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, la commune de Dannemarie demande au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
                                  
                        1°) d’annuler cette ordonnance ;

                        2°) de rejeter la demande de première instance de l’association « Les Effronté-e-s » ;

                        3°) de mettre à la charge de l’association « Les Effronté-e-s » la somme de 3000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

                        Elle soutient que :

                        - la requête est irrecevable pour défaut de qualité pour agir dès lors, d’une part, que les statuts de l’association « Les Effronté-e-s » ne désigne pas l’organe autorisé à agir en justice et, d’autre part, que l’association ne justifie pas être régulièrement déclarée ;
                  - l’association « Les Effronté-e-s » ne justifie d’aucune circonstance rendant nécessaire l’intervention immédiate du juge des référés ;
                    - il n’existe aucune atteinte grave et manifeste à une liberté fondamentale ;
                    - les prétentions de l’association « Les Effronté-e-s » se heurtent à la liberté d’expression qui doit être appréciée d’autant plus largement qu’il s’agit d’œuvres artistiques.

                        Par un mémoire en défense, enregistré le 16 août 2017, l’association « Les Effronté-e-s » conclut au rejet de la requête. Elle soutient que :
                       
                        - les panneaux en cause, qui confinent la femme à ses attributs sexuels ou à son rôle reproductif, promeuvent l’infériorité du statut de la femme, qui est réduite à des stéréotypes inspirés du modèle archaïque dominant ;
               - la représentation de la femme véhiculée par ces panneaux porte une atteinte grave au principe d’égalité entre les femmes et les hommes et à la dignité de la personne humaine ;
              - en outre, en encourageant une conception dévalorisante de la femme, elle favorise les violences à leur encontre ;
                  - le comportement de la commune de Dannemarie et de son maire est ainsi manifestement contraire aux dispositions de la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.

                        Vu les autres pièces du dossier ;

                        Vu :
                        - la Constitution
                        - la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 ;
                        - le code de justice administrative.


                        Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, le maire de Dannemarie et, d’autre part, les représentants de l’association « Les Effronté-e-s » ;

                        Vu le procès-verbal de l’audience publique du 17 août 2017 à 10h au cours de laquelle ont été entendus :

                    - Me Basmati, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, avocat de la commune de Dannemarie ;
                    - Me Tompère, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, avocat de l’association « Les Effronté-e-s » ;
                       
et à l’issue de laquelle le juge des référés a clos l’instruction ;


                        1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures » ;
           
                        2. Considérant que l’association « Les Effronté-e-s » a demandé au juge des référés du Tribunal administratif de Strasbourg d’ordonner, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, au maire de Dannemarie de retirer de l’espace public les panneaux en contreplaqué ayant l’apparence de silhouettes féminines qui y étaient apposées ; que, par une ordonnance n°1703922 du 9 août 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à cette demande ; que la commune de Dannemarie relève appel de cette ordonnance ;

                        Sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par la commune de Dannemarie ;

                        3. Considérant qu’il résulte de l’instruction et des débats à l’audience que le maire de Dannemarie a décidé l’installation, au mois de juin 2017, de panneaux, au nombre d’environ 125, en bordure des voies publiques et dans les autres espaces publics de la commune, dans le cadre d’une opération intitulée « 2017 Dannemarie année de la femme » ; que ces panneaux figurent des accessoires ou des éléments du corps féminin, principalement des lèvres de femmes, ainsi que, dans 65 cas, des silhouettes féminines ; que les éléments du corps féminins, notamment les bouches, sont grossièrement déformés et les femmes sont représentées d’une manière caricaturale ;

                        4. Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes : « L’État et les collectivités territoriales, ainsi que leurs établissements publics, mettent en œuvre une politique pour l'égalité entre les femmes et les hommes selon une approche intégrée. (…) La politique pour l'égalité entre les femmes et les hommes comporte notamment : 1° Des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les violences faites aux femmes et les atteintes à leur dignité ; (…) 3° Des actions destinées à prévenir et à lutter contre les stéréotypes sexistes (…) » ;

                        5. Considérant qu’au regard de ces dispositions, le caractère grossier et sexiste des représentations litigieuses est de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision du maire de Dannemarie de procéder à leur installation ; que, toutefois, cette décision ne constitue pas en elle-même une illégalité manifeste portant gravement atteinte à une liberté fondamentale qu’il appartiendrait au juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de faire cesser ;
  
                        6. Considérant, par ailleurs, que l’atteinte au principe d’égalité entre les hommes et les femmes ne constitue pas en elle-même un trouble à l’ordre public ; que, à supposer même que les représentations litigieuses causassent un trouble à l’ordre public qu’il reviendrait, en tout état de cause, au maire lui-même, par l’usage de ses pouvoirs de police, de prévenir ou de faire cesser, il ne saurait entrer dans l’office du juge administratif des référés, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’ordonner au maire de prendre des mesures en ce sens, en l’absence de toute atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale qui résulterait de son abstention ;

                        7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la commune de Dannemarie est fondée à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à la demande de l’association « Les Effronté-e-s » ; qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions de la commune de Dannemarie présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

  
O R D O N N E :
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Article 1er : L’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg en date du 9 août 2017 est annulée.

Article 2 : La demande présentée par l’association « Les Effronté-e-s » devant le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg est rejetée.

Article 3 : Les conclusions de la commune de Dannemarie présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la commune de Dannemarie et à l’association « Les Effronté-e-s ».