Un blog sur l'actualité du droit, de la philosophie, de la philosophie du droit et que sais-je encore ?


samedi 20 août 2016

Burkini et République (suite)

Le billet d'hier a été écrit à la hâte, d'où le caractère parfois confus des réflexions qu'il contenait. Comme ses faiblesses (ainsi que les cauchemars de mon aînée) m'ont empêché de passer une nuit paisible, voici trois nouvelles séries de réflexions (moins confuses je l'espère) sur le burkini, le voile, et la République. 


Sur la notion d'activité privée. Aux yeux de l'Etat, dans le modèle français de la laïcité, la religion relève de l'activité privée. Ceci est indéniable, et c'est une excellente chose. Le fait d'exercer une religion ne saurait faire l'objet d'aucune reconnaissance de la part des pouvoirs publics. Ce qui serait encore plus excellent, c'est si les pouvoirs publics affichaient une stricte neutralité comme la loi (et la Constitution) le leur impose – tel Président qui, dans un discours officiel, vante les mérites du curé comparativement à l'instituteur viole le droit, mais YOLO OSEF, comme disent les jeunes. Donc la pratique religieuse, l'exercice d'un culte sont des activités privées. Mais de cela on ne saurait déduire que ces activités ne peuvent être pratiquées que dans l'espace privé. En portant un voile dans la rue, une femme informe bien les passants de son appartenance religieuse, de la même manière qu'en portant un T-Shirt des Ramones (mon goût pour ces derniers relevant de ma vie privée) j'informe les passants de mon affection pour ce groupe si talentueux. L'espace public est traversé de nombreuses activités privées, des activités marchandes, religieuses, revendicatives, etc. Reconnaître le caractère privé de la religion n'implique nullement d'imposer aux citoyens la neutralité religieuse dans l'espace public. 

Notons au passage que (nonobstant la loi de 2010) l'espace public n'est pas une notion juridique. En revanche appartient au vocabulaire juridique la notion de domaine public, qui désigne une catégorie de biens appartenant au patrimoine des personnes publiques. Parmi les biens appartenant au domaine public on trouve ceux qui sont affectés à l'usage direct du public. Ces biens font donc partie de ce qu'on appelle couramment l'espace public. Or parmi les biens du domaine public de l'Etat, des départements et des communes, on trouve un grand nombre d'églises dont ces personnes étaient déjà propriétaires avant la loi de 1905 et qu'elles mettent à disposition des ministres du culte et des fidèles. Il s'agit donc d'espaces publics. Songerait-on à y interdire la pratique du culte catholique au motif que ce ne sont pas des espaces privés?

2° Sur l'imposition de règles religieuses à la République. Une objection (apparente) au propos développé hier pourrait être la suivante: vous faites comme si l'islam ne comportait que des commandements moraux adressés aux individus et entraînant l'adoption de pratiques purement privées, alors qu'il comprend également un projet de société qui n'a rien de républicain, cf. l'Arabie saoudite. Cet argument est tout à fait valable. Il va de soi que que la République ne saurait tolérer que l'on se soustraie à ses loi en faisant valoir ses croyances religieuses; de même elle ne saurait tolérer de se voir imposer des règles par des religions quelles qu'elles soient. C'est la raison pour laquelle l'immixtion des autorités religieuses de toutes confessions dans le débat sur le mariage pour tous était tout simplement scandaleuse. (Ceci ne veut pas dire, naturellement, que les citoyens de telle ou telle confession doivent être tenus à l'écart du débat public, bien au contraire). 

Simplement ce n'est pas une raison pour interdire des pratiques qui n'ont de portée qu'individuelle. Porter le voile ou le burkini dans l'espace public, ce n'est pas prétendre vouloir imposer des règles à ses concitoyens. C'est tout simplement manifester des choix vestimentaires et une affiliation religieuse qui, les uns comme l'autre, relèvent de la pure et simple vie privée. Par conséquent, interdire le burkini, c'est prendre des règles discriminatoires (nonobstant la généralité factice affichée) à raison des choix privés de leurs destinataires. 

Ce qui m'a peiné, dans le considérant 5 de l'ordonnance du TA de Nice du 13 août dernier, c'est précisément l'incapacité à distinguer deux situations: 1) l'existence de règles communes remises en question par ceux qui prétendent s'y soustraire au nom de leurs croyances; 2) l'existence de règles discriminatoires visant exclusivement certaines pratiques en raison des croyances que ces pratiques expriment ou pensent exprimer. L'interdiction du burkini tombe clairement dans la deuxième catégorie. 

3° Sur le communautarisme Le véritable universalisme républicain c'est, disais-je hier, que la République n'accorde aucune importance à vos croyances, ainsi qu'à vos choix privés en général. On pourrait m'objecter que l'universalisme républicain c'est plus que cela. C'est une certaine image de la citoyenneté et de la participation à la chose publique, un certain type de vertu civique à laquelle les citoyens doivent être éduqués. La compréhension libérale de la laïcité, à laquelle je suis porté à me ranger, paraît bien en retrait par rapport à ce modèle. Or il est difficile de ne pas être sensible aux critiques du libéralisme politique qui mettent en avant les effets d’atomisation sociale qu’il induit: une des variantes populaires de cette critique est précisément la mise en avant des dangers du communautarisme (au sens ordinaire; pas au sens du courant philosophique du même nom): on laisserait se développer des allégeances à des systèmes de valeurs qui sont parfois incompatibles avec la vertu civique du projet républicain. 

Certes, le projet républicain français est, comme dans toutes les formes classiques de républicanisme civique, un projet perfectionniste : il revient à l’Etat de promouvoir une certaine forme de vertu civique, une certaine conception de la vie bonne centrée autour de la participation de tous à la réalisation d’un bien commun. Ceci est exact. En revanche, l’idée selon laquelle la réalisation du bien commun obligerait les individus à renoncer aux diverses conception du bien qu’ils peuvent avoir par ailleurs, comme s’il s’agissait de choisir entre plusieurs loyautés, relève du raccourci simpliste, qui rapproche le républicanisme de la théocratie séculière. Au contraire, le vrai républicanisme est celui qui affirme que les individus ne sont pas réductibles à leurs conceptions du bien, à leurs croyances et à leurs certitudes morales, et que ceux-ci peuvent développer le type de vertu civique qui fait d’eux des citoyens ; le républicanisme implique de faire la part des choses entre ce qui relève d’un côté du bien individuel, qui procède des conceptions de chacun, et du bien commun. En affirmant que certaines conceptions du bien individuel sont incompatibles avec la réalisation du bien commun, alors même qu’elles ne causent de tort à personne et qu’elles ne troublent pas l’ordre public, nos intolérants excluent ceux qui partagent ces conceptions, de la participation à la réalisation de ce bien commun au nom duquel elles prétendent s’exprimer, et créent les conditions de l’atomisation sociale et du communautarisme que, précisément, le vrai républicanisme se donne pour objet d’éviter. A bien des égards, l’attachement au projet républicain est donc non seulement compatible avec, mais de surcroît exige, le respect du pluralisme et la tolérance religieuse. C’est, comme je l’ai dit, la véritable signification de l’universalisme républicain. On peut être une bonne républicaine, pleinement engagée dans la vie de la cité, et porter le voile, si cela procède d'un choix conscient et réfléchi.

A force de répéter que l’islam est un problème pour la République, que cette religion, plus que les autres serait, sauf à se modifier, incompatible avec les valeurs qui fondent notre pays, que nos compatriotes musulmans devraient faire preuve d’un zèle tout particulier dans la preuve de leur attachement à la République et à la France, on risque précisément d’accentuer la perception, qu’une partie d’entre eux peuvent avoir, d’être l’objet d’un soupçon permanent, voire d’un rejet. Le fait est que la plupart de nos compatriotes de confession musulmane vivent dans le plus strict respect des lois de la République.  Pourquoi les sommer sans cesse de choisir entre cette dernière et la religion qui est la leur, ou à défaut de se conformer à une version édulcorée – et soi-disant républico-compatible – de leur dogme élaborée par quelque bureaucrate de la place Beauvau ? Pour reprendre une formule lumineuse de... Bernard Cazeneuve en 2012 : « de mauvais amalgames aboutissent à l’enfermement de groupes entiers dans le communautarisme, au grand préjudice de la morale républicaine qui rassemble ». On ne saurait mieux dire. 




5 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  2. Deux petits désaccords (ou erreurs).

    A mon sens :

    a) Pour les églises paroissiales d'avant 1905 : elles ne sont pas "mises à disposition" car la personne publique n'en a pas la (libre) disposition. Elles ont un affectataire : la personne publique ne peut le changer de son propre chef (cf. TA, CAA et CE sur l'église Saint-Eloi de Bordeaux) ni ne peut décider d'activités dans l'édifice affectés à un culte sans l'accord de l'affectataire : concerts, expositions par exemple.

    b) Il ne me semble nullement scandaleux que des personnalités, y compris religieuses, participent au débat public, bien au contraire : le pluralisme et la démocratie vont en ce sens.

    Que vous soyez ou que je sois en désaccord avec tel ou tel ne rend pas scandaleux le fait qu'il s'exprime.

    On peut même trouver scandaleux tel ou tel propos, sans trouver scandaleux le fait que celui qui les tient ait le droit de s'exprimer publiquement, qu'il soit ministre du culte, professeur de droit, ministre, avocat, journaliste, élu, syndicaliste ou simple péquin.

    Par exemple, je trouve scandaleux, eu égard à leur fonction, ce que deux présidents de la République successifs ont déclaré sur des juges et des affaires judiciaires particulières, mais je ne trouve pas scandaleux qu'ils s'expriment sur le sens de la justice pour eux ou les changements qu'ils souhaitent.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour votre commentaire! Sur vos deux points:

      a) Sur les églises pré-1905, je suis tout à fait d'accord avec vous, mais cela est sans incidence sur le point que j'essayais de démontrer, c'est-à-dire que ces églises ne peuvent absolument pas, en raison même de leur statut juridique, être conçues comme appartenant à l'espace privé. (Après, je sais que la loi de 1910 assimile à l'espace public un certain nombre de lieux privés, mais mon argument était ici a fortiori).

      b) Le désaccord entre nous est ici peut-être plus profond. Il va certes de soi que les personnalités religieuses peuvent participer au débat public, et que les religions sont les bienvenues à faire valoir leur point de vue dans les débats de société. Cependant, je ne crois pas que dans un Etat séculier, il soit bon que les autorités religieuses, qui exercent sur les fidèles un magistère, tentent de faire pression sur le législateur pour que celui-ci adopte ou abroge telle ou telle règle, par exemple en appelant les fidèles à descendre dans la rue. La Manif pour tous n'est pas par elle-même scandaleuse, même si je suis en désaccord avec elle; il me paraît scandaleux que des évêques (dont celui de Rome), des imams ou des rabbins appellent, ex cathedra, leurs ouailles à s'y joindre.
      C'est pourquoi un leader religieux n'est pas assimilable, dans mon esprit, à un leader syndical, politique ou associatif.

      Je suis en plein accord avec votre dernier paragraphe. Cependant l'exemple que vous prenez est un peu particulier dès lors que l'indépendance de l'autorité judiciaire est un principe constitutionnel, dont de surcroît le PR est censé être le garant. Ce n'est donc pas seulement le contenu des propos tenus par les PR sur des juges ou des affaires judiciaires en cours qui est problématique, mais le fait même qu'ils aient tenus ces propos. Ce qui semble rejoindre ma position sur les religions: participer au débat public sur la justice, oui; s'immiscer dans des affaires judiciaires, non. De la même manière, pour les autorités religieuses: participer au débat public oui; tenter d'imposer ses règles au législateur, non.

      Supprimer
  3. Je reviens sur le point du scandale : après tout, chacun a le droit de trouver scandaleux ce qui le choque.

    En revanche, je suis en désaccord avec vous sur la possibilité de l'intervention de telle ou telle autorité religieuse. On peut ne pas être d'accord sur le fond ou sur la forme. Mais elle est libre de s'exprimer, sous réserve bien sûr du respect du droit et de l'ordre public. Je ne vois pourquoi un leader religieux serait à traiter différemment d'un leader syndical, politique ou associatif.

    Les corps intermédiaires et les divers groupes humains contribuent au fonctionnement de la démocratie en exprimant tant leurs intérêts privés que leur conception du bien commun, et cela en faisant d'une certaine manière pression sur le législateur par les voies légales (y compris le droit de manifestation, sous réserve de l'ordre public comme d'hab).

    C'est de la confrontation des points de vue, dans l'écoute mutuelle respectueuse, dans la discussion argumentée que peut naître, idéalement et dans le meilleur des cas, sinon une loi qui obtient un large consensus (ça, c'est peut-être rare), mais, au moins, l'adhésion la plus générale possible au rôle propre du législateur dans l'établissement de la loi.

    RépondreSupprimer
  4. Tout à fait d'accord sur les corps intermédiaires, et tout à fait d'accord sur la liberté d'expression des autorités religieuses (je suis, de manière générale, partisan d'une conception de la liberté d'expression beaucoup plus libérale que celle qui est adoptée par le droit français). Du reste, je n'affirme nullement qu'il faudrait interdire aux autorités religieuses d'appeler leurs ouailles à manifester, ni de faire du lobbying en faveur ou en défaveur de telle ou telle loi. Je serais tout à fait opposé à une telle interdiction.

    Mais je maintiens qu'une telle attitude de la part des autorités religieuses est moralement et politiquement blâmable ("scandaleux" était peut-être un terme un peu fort). Les débuts de la IIIe République ne sont pas si lointains.

    Bref. J'ai cru comprendre que nos positions étaient relativement proches en ce qui concerne la tolérance religieuse, qui me semble essentielle dans un Etat laïque, et qui est hélas largement battu en brèche aujourd'hui par ceux qui prétendent interdire le voile, le burkini et autres. Je demeure toutefois plus laïcard que vous en affirmant que les religions, qui sont des forces de mobilisation sociale fort importante, ne devraient pas se mêler de dicter la loi et de dire le droit.

    RépondreSupprimer