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jeudi 22 décembre 2011

Sur le gouvernement des juges, ou De la tarte à la crème...(III)


III. Légitimité

Cela nous amène aux questions sur la légitimité démocratique du « gouvernement des juges ». Ou plutôt : lorsqu’on parle de gouvernement des juges, on suppose que les juges outrepassent leurs pouvoirs, que l’office du juge n’est pas de gouverner, autrement dit que le contrôle de constitutionnalité n’est pas légitime, dans la mesure où cela amène les juges à faire de la politique, à prendre position sur des questions qui ne concernent que le peuple souverain et qui seraient sans doute mieux résolues par ses représentants que par une bande de juges non élus, et, dans certains cas (balayons devant notre porte), nommés de façon opaque, et dotés de compétences juridiques douteuses. 

Cette question n’est pas par elle-même dénuée d’intérêt ; elle est même relativement importante, non pas tellement d’un point de vue de philosophie du droit, mais du point de vue proprement politique de la définition de la séparation des pouvoirs, de l’équilibre des pouvoirs et de la consistance dans nos démocraties constitutionnelles de la notion de contre-pouvoirs. La question de la légitimité démocratique ne peut être écartée d’un revers de main, mais il faut en tout cas la poser intelligemment. Je vais d’emblée écarter la question de l’élection et du caractère non-représentatif des juges, car c’est visiblement un argument très faible : 1° de nombreuses autorités ne sont pas élues au suffrage universel direct, ou même indirect, et ne sont néanmoins pas dénuées de légitimité démocratique ; 2° en cette période où tout le monde se complaît à dire que la démocratie représentative est entrée en crise, faire de l’élection au suffrage universel direct la clé de la légitimité démocratique s’avère assez périlleux. On ne peut pas à la fois dire que nos élus n’ont pas de légitimité démocratique dès lors qu’ils trahissent leurs promesses de campagne, et que les juges n’auraient aucune légitimité démocratique à marcher sur les plates-bandes de ces mêmes élus. Il y a là quelque chose de légèrement contradictoire. D’autre part, affirmer que les juges devraient être élus, c’est reconnaître que les juges pourraient avoir la légitimité pour gouverner. Si la raison pour laquelle le gouvernement des juges est inacceptable est le fait qu’ils ne sont pas élus, cela indique qu’en creux, si les juges étaient élus, ils auraient le « droit » de gouverner : à ce moment là, on comprend mal en quoi le fait qu’ils soient juges et non pas bouchers charcutiers fait une quelconque différence ; 3° enfin, j’ajouterais qu’il est peut-être nécessaire que les juges ne soient pas élus, ni même nommés de manière directe par les autorités élues, pour des raisons évidentes d’indépendance. La légitimité démocratique est celle qui est garantie efficacement par la séparation des pouvoirs : jusqu’à preuve du contraire le législateur n’est pas le souverain ; dès lors il n’y a aucune raison pour supposer qu’il serait plus démocratique que les juges soient placés au-dessous du législateur dans la hiérarchie des pouvoirs, même si les normes juridictionnelles sont placées au-dessous des normes législatives dans la hiérarchie des normes. Si l’on fait du pouvoir judiciaire un pouvoir à part entière, et une branche du gouvernement aussi forte que les autres, alors on voit mal pourquoi le juge devrait se soumettre aux vues du législateur du seul fait qu’il n’est pas élu.
Le problème de légitimité démocratique de ce qu’on appelle le gouvernement des juges ne peut donc résulter, à mon avis du caractère non élu des juges. Le problème de la légitimité démocratique vient de ce que les juges ont démocratiquement autorité pour faire un certains types de choses et pas un certain type d’autres, par exemple, censurer des lois du législateur. Pour expliciter ce point, je vais faire ici référence à deux thèses, l’une un peu cynique du juge Richard Posner, qui soutient que les décisions de la cour suprême dont par essence politiques, et qu’il n’y a pas lieu de pleurer longtemps à ce sujet, et l’autre, très critique, de Jeremy Waldron, qui propose une vue beaucoup plus fine que la plupart de ses collègues sur les problèmes de légitimité offerts par le judicial review.
Je fais référence tout d’abord à un chapitre de How Judges Think, la somme de Posner, chapitre qui s’intitule : « La Cour suprême est une cour politique ». Dès l’introduction Posner précise bien que son propos est plus descriptif que normatif ; le fait que les juges soient amenés à prendre des décisions politiques est un fait occasionnel ; en ce qui concerne la Cour suprême, c’est une réalité permanente. Il ne faudrait toutefois pas confondre la véritable portée du caractère politique des jugements de la Cour suprême et la version fantasmée qui en est donnée dans l’opinion et les média. Tout d’abord les affaires constitutionnelles ne sont pas la majorité des affaires traitées par la Cour. Certes, le contentieux ayant explosé au cours de quarante dernières années, le nombre global d’affaires portant sur des matières constitutionnelles a augmenté en conséquence ; mais la proportion est stable, et même en déclin, puisque les affaires constitutionnelles concernent moins de 50 % des affaires traitées par le juge. Ensuite, il faut remarquer que la manière dont la cour exerce une influence politique ne se limite pas aux opinions politiques de ses membres. Certes, des membres plus conservateurs iront dans le sens d’une jurisprudence plus conservatrice. Il demeure que la jurisprudence regorge d’exemple contraires : ainsi, dans Texas v. Johnson, le très conservateur juge Scalia a voté en faveur de la reconnaissance du droit constitutionnel protégeant les brûleurs de drapeaux, même si cette pratique va à l’encontre de toutes ses valeurs et ses croyances politiques. Inversement, le très conservateur juge Clarence Thomas, dans l’affaire Lawrence v. Texas de 2003, n’a pas voté pour l’invalidation d’une loi criminalisant les pratiques homosexuelles (censure adoptée par la majorité des juges), même si dans son opinion dissidente, il indique qu’il n’aurait jamais voté une telle loi (mais voilà, une loi injuste n’est pas pour autant nécessairement inconstitutionnelle).
Tout cela ne doit pas conduire à croire sur parole les juges lorsqu’ils disent faire preuve de modération, étant données que les motifs qui poussent les juges à adopter telle décision plutôt que telle autre sont parfois impénétrables ; il demeure que la Cour suprême, en matière constitutionnelle, ne peut manquer d’adopter une jurisprudence à forte teneur politique. Pourquoi est-ce le cas ? Eh bien par ce que les questions constitutionnelles elles-mêmes sont des questions qui occupent sinon monopolisent le débat public, en particulier la question des libertés publiques et des droits garantis par la constitution. Or de telles questions ne peuvent pas être réglées par une simple comparaison du texte à examiner et de la constitution. En matière constitutionnelle, et ce précisément en raison de la place prise par ces questions dans le débat public, les cas simples et clairs sont rares ; si le Parlement vote une loi soumettant à censure tout ouvrage publié dans le pays, avec pour but de réduire à néant toute velléité de critique publique des autorités politiques, la Cour en invalidant un telle loi ne prendrait pas une décision politique. Mais dans la plupart des cas, la question de savoir si une loi est conforme à la constitution n’est pas claire. Certes, c’est toujours en fonction d’une certaine interprétation de la constitution que la question de la clarté de la conformité se pose. On pourrait dire qu’une loi n’est clairement conforme à la Constitution que pour autant qu’on interprète cette dernière de manière à la rendre compatible avec la loi. Il demeure qu’on ne peut faire dire tout et n’importe quoi à la constitution. L’interprétation de la constitution est sujette à débats, et il est certain que les juges invalidant un texte législatif au nom d’une certaine interprétation de la Constitution prennent une décision quant à cette interprétation. Et cela s’explique par la raison suivante : ce qui est objet de débat, ce n’est pas à vrai dire à quel point le texte est conforme à la Constitution ; mais c’est : jusqu’à quel degré les droits garantis par la constitution devraient-ils être étendus ou limités par la loi. Or toute décision portant sur ces sujets, sauf dans les cas qui font consensus, mais qui sont assez rare, est politique par essence. Dès lors, il est un peu trop facile d’opposer d’un côté ce que Posner appelle l’idéal de légalisme (respect du droit, gouvernement par le droit et pas par les hommes, rule of law), et de l’autre le côté pragmatiquement politique de la décision judiciaire telle qu’elle est. Les cas qui sont difficiles du point de vue de la recherche du sens du texte à appliquer, c’est-à-dire ceux dans lesquels une posture strictement légaliste, anti-politique, est difficile à adopter, sont les mêmes que ceux qui sont difficiles d’un point de vue politique. Alors certes il y a des exceptions. Brown v. Board of Education a été pris à l’unanimité, alors que la plupart des cas difficiles (par exemple l’affaire Regents of the University of California v. Bakke (1978) en matière de discrimination positive) ont été pris à des votes serrés, typiquement 5 contre 4. Dans Brown, la décision a parue évidente aux yeux des juges (mais, selon Posner, c’est imputable à l’activisme du Président Warren), mais elle faisait débat au sein de la société ; elle n’en est donc pas moins politique que les autres.
Le fait que la jurisprudence constitutionnelle soit saturée de jugements politiques entraîne divers types de comportements de la part des juges : soit le juge se trouve honteux de cette réalité et fait preuve de self-restraint, de modestie, et y réfléchit à plusieurs fois avant d’invalider les actes des autres branches du gouvernement (mais ce faisant il reconnaît par la même le caractère politique de sa fonction) ; ou bien au contraire le juge en profite, et accepte le caractère politique de l’adjudication constitutionnelle : c’est alors l’activisme judiciaire. On peut dire globalement que la Cour suprême oscille entre des périodes d’activisme et de modestie au gré de sa composition et des problèmes constitutionnels qui se présentent et son discutés au sein de la société. Il faut toutefois se demander ce qui est en jeu dans la modestie judiciaire. Cette dernière peut être de deux sortes : il peut s’agir soit d’une vision légaliste étriquée (mais, explique Posner, elle se heurte par fois à des cas qui sont politiquement difficiles, et il faut bien (p)rendre une décision), ou elle peut être pragmatique. Dans ce cas, elle n’est pas incompatible avec l’activisme lui-même. Un juge pragmatique désirera dans certains cas faire preuve d’activisme, dans d’autre de modestie : c’est typiquement la position de Holmes, que Posner admire beaucoup, tant comme théoricien du droit que comme juge à la Cour suprême. Holmes dans l’arrêt Lochner voit dans la loi, hélas invalidée, de l’Etat de New York un lieu d’expérimentation sociale : pour Posner, le pragmatiste en droit valorise l’expérimentation sociale et juridique sur les idées pré-conçues : l’activisme est donc requis lorsqu’une loi empêche de telles expérimentations, mais il est à bannir lorsque les Etats prennent des lois qui peuvent mettre en phase le droit avec les évolutions économiques et sociales. C’est pourquoi Holmes a pu développer, dans ses lettres à Harold Laski, la thèse du « test du haut-le cœur » : une loi est inconstitutionnelle si et seulement elle vous donne envie de vomir, et Posner remarque que ce test est à double sens : il peut contribuer à limiter le judicial review comme à rendre plus élastique le texte constitutionnel lorsque c’est nécessaire. Si on prend par exemple l’arrêt Griswold qui a invalidé une loi du Connecticut de 1965 interdisant l’usage des contraceptifs, y compris par les couples mariés ; un partisan classique du judicial self-restraint désapprouverait l’arrêt de la CS, alors qu’en l’espèce un Holmes, pourtant grand contempteur de l’activisme judiciaire de son époque, trouverait la loi tellement atroce qu’il voterait, comme l’ont fait ses successeurs, l’annulation en dépit de la difficulté de fonder son vote dans le texte constitutionnel.
 Posner en arrive à l’idée que la Cour suprême dans ses attributions de judicial review est nécessairement dotée de pouvoirs politiques, mais qu’elle doit en faire preuve avec pragmatisme, en cherchant à en mesurer les coûts et les intérêts sur la société. (Ainsi dans Not A Suicide Pact, Posner a pris des positions très dures contre la jurisprudence de la CS en matière d’habeas corpus ; ce n’est pas contradictoire avec ce qu’il dit dans le texte que nous venons de voir).
Waldron quant à lui ne conteste pas fondamentalement les contours de cette thèse, qui est véridique dès lors que l’on prend pour hypothèse que le judicial review existe et que c’est une figure naturelle, essentielle du système juridique américain. Or pour Waldron il n’y a aucune raison d’affirmer que le judicial review est nécessaire. Waldron, qui est un théoricien libéral lui-même, s’en prend aux arguments libéraux du type : le judicial review est une garantie des droits (cf. Roe, Brown) en tentant de démontrer qu’il n’y a aucune raison pour que le judicial review soit plus protecteur des droits que la législation. Cet argument à mon avis est très solide, même si les conclusions que Waldron en tire me semblent devoir être rejetées. Prenons une société démocratique standard, assez correctement équilibrée, disposant d’institutions démocratiques élues et représentatives, des institutions judiciaires indépendantes, éventuellement dotées du pouvoir de judicial review, mais sans que l’on se prononce pour l’instant sur la question de savoir s’ils doivent en faire preuve normalement ou s’ils doivent le réserver aux cas exceptionnels. Mettons d’autre part que la société elle-même est attachée à la défense des droits, même s’il n’y a pas d’accord sur les droits, sur leur extension et leur définition. Dans une telle société démocratique pluraliste, il est évidemment très difficile de concevoir que les questions sur les droits seraient à mêmes d’être réglées par voie législative. Le judicial review apparaît comme un outil en vue de ce règlement. Pourquoi ? Eh bien parce que les problèmes en termes de droit ne tiennent pas aux dispositions mêmes des lois, mais aux difficultés qui sont soulevées par leur applications (on peut rejoindre ici Posner en disant que les cas constitutionnels sont toujours des cas difficiles). Le juge est celui qui est confronté à l’application des lois, dès lors c’est à lui qu’il semble naturel qu’il revienne le règlement des conflits portant sur les droits. Cependant le fait qu’il soit difficile de régler ces problèmes par voie législative, pour des raisons structurelles, n’en fait pas moins des matières qui sont législatives par nature. Dès lors si l’on suppose le législateur capable de prendre en compte les difficultés en termes de droit qui naîtront de l’application de la loi, on présume qu’il peut à tout le moins délibérer sur le sujet : le législateur devient dès lors un forum où s’exposent les désaccords sur les droits. Ce qui ne veut pas dire que ce soit un forum de consensus. Aucune procédure de décision n’est parfaite, écrit Waldron : la procédure législative pas plus que la procédure de judicial review. Seulement il est impossible de dire à l’avance, ou abstraitement, qu’une loi viole des droits, précisément parce qu’il n’y a pas d’accord sur les droits que violeraient ou pas la loi. Cependant, quand bien même tous les membres d’une société seraient en désaccord quant à la définition et à l’extension des droits, il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent et qu’ils doivent se mettre d’accord sur une théorie formelle de la légitimité qui indique quel type de procédure de décision est légitime et quel type ne l’est pas ; cela permet de conclure à la légitimité de la décision même si nous ne sommes pas d’accord avec le résultat de la délibération.
Il y a deux manières de s’accorder sur une procédure de décision : on peut décider que la meilleure procédure est celle qui offre le plus de garanties procédurales : autrement dit on trouvera telle procédure de décision plus légitime que telle autre en fonction de raisons qui tiennent à la procédure elle-même ; mais on peut aussi préférer telle procédure à telle autre pour des raisons qui sont tournées vers le résultat de la délibération :on préférera telle procédure car elle permet d’arriver aux types de résultats qui sont a priori les plus satisfaisants.
Les arguments en faveur du judicial review sont généralement des outcome-related arguments : ce n’est pas que la procédure en elle-même soit la meilleure possible (après tout on peut reconnaître qu’une assemblée élue délibérant publiquement, c’est une procédure plus intéressante que neuf juges décrépits se haïssant mutuellement), mais le résultat est meilleur. La plupart des arguments en faveur du judicial review sont outcome-related, ne serait-ce qu’indirectement ou négativement. Or, pour Waldron, non seulement il n’y a aucune preuve que le judicial review entraîne nécessairement comme résultat une meilleure protection des droits, mais bien davantage on ne saurait soutenir une thèse conceptuelle faisant du judicial review un outil intrinsèquement plus protecteur des droits que la législation.
            Qui gardera les gardiens ? Je pense qu’en tout cas le constituant a toujours le dernier mot, même s’il ne s’agit que d’une pure fiction. Et le fait qu’il s’agisse d’une fiction, que le pouvoir constituant soit une catégorie mythologique de l’imaginaire politique est ici très important : il n’y a pas de pouvoir constituant, il n’y a que des rapports de forces politiques : certes le pouvoir qui est conféré aux juges est exorbitant, et, comme Waldron le fait très largement remarquer peut être utilisé dans un sens très conservateur, voire très régressif en matière de droits. Toutefois force est de constater aux Etats-Unis comme en France d’ailleurs que si on adopte une vision très cynique des rapports de forces politiques, les cours constitutionnelles ou à fonction de contrôle constitutionnel ont plus intérêt à se situer comme protectrices des droits : le fait que leur légitimité  soit sans cesse remise en cause les incite en effet à se faire explicitement des défenseurs des droits, cause consensuelle s’il en est ; implicitement cela ne peut faire que renforcer leur activisme.
Je vais essayer de systématiser les raisons pour lesquelles j’ai tendance à penser que le débat autour de la légitimité démocratique du contrôle de constitutionnalité est mal fondé. Je m'en tiens, pour tenter de le montrer, aux arguments de principe; il y a de multiples études empiriques qui montrent que la protection des droits par la Cour Suprême entraîne des abus monstrueux, cf. le récent et excellent Rights Gone Wrong: How Law Corrupts the Struggle for Equality de Richard Thompson Ford). Je ne m’arrête pas non plus aux arguments tirés des équilibres institutionnels, des checks and balances, etc. qui me semblent difficilement extrapolables au-delà du contexte historique et politique américain. 

Considérons les propositions suivantes.

1° Proposition 1 : "Que neuf juges décatis non élus se chargent de la définition des droits fondamentaux est peu démocratique ; c’est au Parlement, dépositaire de la volonté commune qui doit définir les droits, pour le meilleur ou pour le pire": qu'est-ce qui pose problème ici ? 
a) le nombre: une assemblée délibérante serait mieux à même de trouver une réponse correcte (sinon "vraie normativement"), une sortie adéquate du désaccord ? C'est un postulat qui n'est pas démontré par Waldron dans "The Core of the Case....": de fait, on peut envisager des forums de discussion beaucoup moins biaisés et beaucoup efficients que l'US Congress (ou le Parlement français, d’ailleurs). 
b) l'élection des juges renforcerait-elle leur légitimité démocratique ? Outre le fait que l'élection des juges entraînerait des effets de clientélisme électoral peu souhaitable, cet argument (qui n'est évidemment pas mis en avant par Waldron) se coupe l'herbe sous le pied, puisqu'il suppose que l'illégitimité du judicial review ne tient pas e.g. à la séparation des pouvoirs, mais au mode de désignation des juges : dès lors on supposerait un judicial review pseudo-démocratiquement légitime (ou légitimé par l'élection), ce dont personne ne veut.

La thèse de Waldron ne me semble tenir qu'à un fil : "disagreement is valuable in a pluralist democracy". Mais il y a là une thèse normative, non pas une thèse conceptuelle sur la démocratie elle-même : c'est parce qu'on a une certaine conception de la démocratie (où le pluralisme est essentiel) que l'on estime que le désaccord ne devrait pas être nivelé à la délibération de neufs juges. 

Mais supposons encore pour l'instant que la Proposition 1 est juste. 

2° Proposition 2: "Il faut reconnaître une autorité à la Constitution". Sauf à adopter un cynisme absolu, on est obligé de reconnaître que le "We The People" implique une efficace démocratique continue de la Constitution (américaine) de 1787 à nos jours. Il faut distinguer ici les conséquences politiques et les conséquences juridiques : 
a) conséquences politiques : la délibération sur les droits ne s'effectue pas dans un vide normatif: dès lors que l'on reconnaît une autorité politique à la Constitution, alors il faut supposer que cette dernière fournit au moins a minima le cadre dans lequel la délibération peut s'effectuer. On reconnaît donc que le déploiement du désaccord ne peut se faire qu'à l'intérieur de ce cadre: autrement dit le désaccord législatif ne portera pas sur l'acceptation ou le refus des droits constitutionnels en eux-mêmes, mais sur la "bonne" manière de les interpréter. 
b) conséquences juridiques : la Constitution est une règle juridique. Par conséquent, il faut bien supposer qu'elle fait partie du droit applicable. Les juges appliquent la constitution, et ce parfois directement: lorsque, par exemple, un policier tabasse un type dans un commissariat, ne lui lit pas ses droits, l'oblige à passer aux aveux à coups de bottin sur le crâne, il arrive que des procureurs fédéraux se saisissent de l'affaire, et qu'un juge reconnaisse une violation des droits constitutionnels. D'autre part les juges sont investis du pouvoir de juger de la validité d'une norme inférieure à l'aune de celle d'une norme supérieure: lorsqu'un juge administratif annule pour illégalité un acte de l'administration, il ne fait que faire prévaloir la loi sur l'acte administratif. 
Dès lors, rien ne s'oppose à ce qu'un juge annule un acte administratif (un executive order du président par exemple) au motif que ce dernier est inconstitutionnel (la théorie de la loi écran s'y est longtemps opposé en droit administratif français). Même sans supposer une annulation formelle avec effet rétroactif (ce qui n'est pas le cas aux EU), il n'est pas inconcevable que le juge reconnaisse à la constitution une autorité juridique plus grande qu'à la loi, et que par conséquent il décide d'appliquer celle-là plutôt que celle-ci -- ce qui revient au même, puisque la loi est alors vidée de toute efficace. 
Je ne veux pas dire par là que le contrôle de constitutionnalité soit une prérogative normale des juges suprêmes. Mais si l'on admet que la Constitution, comme règle juridique, est invocable par les parties et par le juge dans tout contexte pertinent, alors le fait que l'application directe de la Constitution entraîne l'annulation de facto ou de jure d'une loi votée en Parlement n'est qu'une conséquence (inévitable) parmi d'autres

(Lemme : Du reste, il faut bien voir que la plupart des arrêts controversés: Brown, Roe, Texas v. Johnson, etc. concernent le judicial review des lois d'Etats, qui est sinon une prérogative constitutionnelle, du moins une déduction possible de la combinaison de l'article 3 section 2 et de la Clause de Suprématie de l'article 6 de la Constitution. Mais je suis prêt à considérer, pour les besoins de l'analyse, que la Clause de suprématie n'implique pas le judicial review des législations fédérées).  

3° Proposition 3 (qui est en fait un enthymème mais passons): "Les arrêts rendus par les juges sont politiques, donc illégitimes (puisque les juges n'ont pas à se mêler de politique)". On ne saurait contester la prémisse: les arrêts de la CS en matière de droits fondamentaux sont politiques. Or :

a) Ces arrêts sont des décisions juridiques au premier chef: le juge, pour justifier une décision x prend appui sur un texte y, qui se trouve être un texte constitutionnel : par conséquent, la décision du juge n'est pas politique en elle-même, mais a des conséquences politiques. Pour le dire autrement, les juges ne délibèrent pas directement sur ce que serait la bonne extension des droits constitutionnels (ce que fait le législateur), ils délibèrent avant tout sur la manière correcte d'interpréter la constitution. Evidemment, cela a pour effet d'entraîner de facto une limitation ou une extension des droits: mais les juges ne délibèrent pas directement à leur sujet. 

b) Lorsque le juge ne censure pas une loi et reconnaît sa constitutionnalité, cela a un effet politique tout aussi important que lorsqu'il la censure. Il faut bien voir que lorsqu'il la censure, il procède négativement : il annule une loi au motif qu'elle est inconstitutionnelle, il ne dit pas quelle est la loi à écrire : il indique au législateur que les limites qu'il apporte à tel ou tel droit ne sont pas constitutionnelles: il ne dit pas quelle serait la meilleure manière de réaliser les objectifs constitutionnels en matière de protection des droits. Alors que la délibération politique (de type législatif) entraîne une détermination positive des droits, la délibération juridictionnelle ne concerne qu'une délimitation négative. 

 Proposition 4: "Ce sont les juges qui définissent l'extension des droits constitutionnels" (ou encore : la Cour suprême est l'auteur du Bill of Rights): il va de soi que les dispositions de la Constitution sont fort vagues, et que la jurisprudence de la CS a considérablement contribué à préciser leur contenu, même si cela a été fluctuant. Il demeure que la constitution fournit un cadre de référence, au sein duquel le juge se meut avec une marge de manoeuvre interprétative relativement limitée. Mais ici de deux choses l'une : a) soit le contenu d'un texte de droit quelconque est épuisé dans les modalités de son application (thèse soutenue par les réalistes) et alors il faut se demander pourquoi légiférer in the first place, puisque de toute façon c'est le juge qui décide. b) soit le contenu du texte de droit précède en quelque sorte l'action des juges : cela veut dire qu'il est possible de déterminer quelles sont les "bonnes" interprétations de la Constitution et quelles sont les mauvaises (même s'il n'y a pas nécessairement "une seule bonne réponse"). 

L'existence du contrôle de constitutionnalité suppose qu'il peut y avoir une ou plusieurs bonnes réponses à la question de savoir si tel ou tel droit est protégé par la constitution. Si la détermination du scope des droits s'exerçait dans un vide normatif absolu, alors le juge n'aurait aucune légitimité à user du judicial review; si elle s'exerçait dans un état de détermination normative totale, alors il n'y aurait qu'une seule bonne réponse, et il serait possible de dire de manière non-controversée que tel droit est constitutionnel et que le législateur a tort en voulant le restreindre ou le supprimer (la légitimité du judicial review serait alors évidente). Si l'on soutient une thèse de pluralisme interprétatif, la question est nécessairement novée, dès lors que l'on accepte la Proposition 2 (si on refuse cette dernière, alors aucun problème, la proposition 1 est justifiée): pourquoi les juges auraient plus raison que le législateur sur la manière de "remplir le cadre", de "fill in the framework"? 

Cette question, intéressante, est hélas mal posée, car elle incline à revenir à des arguments outcome-related dont Waldron a bien mis en évidence le caractère non pertinent. En réalité, le législateur et le juge ne font jamais la même chose (et pas uniquement au seul point de vue de l’auto-saisine). Le juge doit trancher un litige. Ce litige implique des droits : pour trancher le litige, il n’a d’autre choix que d’interpréter la norme pertinente, en l’occurrence la Constitution, et ce de manière d’autant plus pressante que les avocats des parties mettent en avant cette norme. Etant donné le niveau d’indétermination du texte constitutionnel, le juge doit nécessairement trancher, choisir, rendre une décision. Qu’il tranche dans un sens ou dans l’autre (qu’il censure ou non la loi) produira également un effet politique, qui est le suivant : en raison du soin que peut (parfois) prendre la Cour à suivre ses précédents, chacun des cas analogues sera traité de la même manière, et la Constitution sera interprétée (puis appliquée) de la même manière dans chacun de ces cas (sauf si le juge décide de distinguish ou d’overrule, mais on suppose pour les besoins de l’analyse que le juge adopte une jurisprudence cohérente).
Le législateur n’a pas à interpréter la Constitution : il adopte une loi, qui se trouve avoir des incidences sur tel droit constitutionnellement garanti : il ne définit pas l’étendue de ces droits, car s’il le faisait ; il agirait ipso facto comme Constituant (et devrait à ce titre respecter les procédures de révision de l’article 5 de la Constitution). Autrement dit, lorsque le législateur américain adopte en 2006 le Military Commissions Act qui, en sa section 7, fait interdiction aux juges de connaître de pétitions d’habeas corpus exercées au nom de « combattants ennemis » détenus à Guantanamo, il n’interprète pas l’article 1 section 9 de la Constitution. Il adopte une loi, destinée à fournir à l’administration des moyens accrus en vue de la réalisation de certaines fins, que pour une raison ou une autre il estime bonnes : par exemple, combattre le terrorisme.

La conclusion en est que lorsque le juge tranche sur la constitutionalité d’une loi, il est ipso facto co-constituant. (De même que lorsque le juge interprète la loi – au sens formel – il peut être dit co-législateur). J’ai ailleurs indiqué que cette interprétation était sujette à des contraintes, qui implique qu’elle ne soit jamais un pur pouvoir discrétionnaire. Mais je laisse ce point de côté ici. Il faut donc bien partir du principe que le juge étant co-constituant, la Proposition 4 est vraie. Si elle n’entraîne pas  la vérification de la Proposition 1, c’est que le législateur n’est (en tant que tel) jamais dans une telle position. Le législateur adopte des règles de droit de rang législatif (inférieures à la Constitution dans la hiérarchie des normes) destinées à mettre en œuvre des objectifs politiques, économiques, sociaux, etc. Même dans la plus purposive des interprétations, le juge ne se prononce jamais sur ces objectifs ; il contrôle la conformité des règles de droit censées les mettre en œuvre aux normes supérieures. Certes, les raisons pour lesquelles il choisira de censurer telle loi seront pour une bonne part imputables à ses opinions politiques, mais ces dernières ne seront évidemment jamais invoquées comme telles (comme le dit MacCormick, l’insincérité révèle plus que la sincérité de ce point de vue).

Le pouvoir du juge est exorbitant, certes, mais il ne se conçoit que si l’on comprend que le législateur reconnaît toujours l’autorité de la Constitution. La question qui se pose inévitablement est la suivante : pourquoi reconnaître aux juges l’autorité d’interpréter la Constitution, c'est-à-dire de déterminer l’extension de droits que cette dernière ne définit que de manière vague (que veut dire due process of law ? unusual and cruel ?), voire parfois ambiguë (l’ambiguïté et le vague étant deux phénomènes linguistiques distincts). Sans insister outre mesure sur la valeur instrumentale du vague en droit (point mis en avant aujourd’hui par Timothy Endicott), on peut, je pense, envisager l’autorité des juges comme une sorte de prise de relais. Joseph Raz, dans plusieurs articles (voir par exemple « On the Authority and Interpretation of Constitutions »), a tiré les conséquences de sa théorie (classique, fameuse, immarcescible) de l’autorité du droit en matière d’adjudication (attention, anglicisme) constitutionnelle : les Constituants, les Framers n’ont plus d’autorité sur nous : nous n’avons aucune raison (politique, morale ou autre) de reconnaître l’autorité de types qui vivaient au 18e siècle, possédaient des esclaves, et ne considéraient pas les femmes dignes du droit de vote. (Evidemment, dans le cas français, on a affaire à une autre mythologie politique : il est assez difficile de parler de « l’autorité du peuple français de 1958 » ; mais on peut admettre que le Constituant n’est pas une entité mystique et éternelle, et que le contenu de la Constitution change avec le temps). Il ne s’agit pas d’adopter une thèse normative de Living Constitution contre l’originalisme. Il s’agit à vrai dire d’un constat de fait : nous reconnaissons une autorité, même purement formelle, à la Constitution, mais pas au Constituant : dès lors il est nécessaire (et ce d’autant plus que les clauses constitutionnelles relatives aux droits sont nécessairement vagues) d’envisager l’interprétation constitutionnelle comme à la fois backward-looking et forward-looking, de manière à ce qu’on puisse comprendre qu’elle change la constitution sans changer de constitution (idée que Raz envisage en termes d’évolution au sein d’un cadre stable : on rafistole la maison, mais on ne change pas de maison). Si l’on admet que l’indétermination des clauses constitutionnelles empêche une résolution automatique, mécanique, routinière du litige, et que ce n’est pas à l’autorité du Constituant que l’on a des raisons de se remettre pour remplir le trou, il faut admettre que a pérennité de l’autorité de la Constitution est conditionnée à l’autorité de ses interprètes. Les affaires constitutionnelles (j’entends les litiges portés devant le juge et impliquant une interprétation x ou y de la Constitution) étant toujours (ou presque) des cas difficiles, il ne peut revenir qu’au juge le soin de trancher, même si pour ce faire il mobilise ses croyances et a-priori politiques et moraux.

Par là on voit que le contrôle de constitutionnalité, qui n’est pas une prérogative naturelle du juge, devient inévitable dès lors que l’on admet que la Constitution fait partie des règles que le juge applique et qui sont invocables devant lui. Pour les raisons que j’ai indiquées plus haut, il n’y a donc lieu d’y voir ni une forme de pouvoir antidémocratique, ni un gain en démocratie. Si la constitution est une règle de droit, alors elle est stratégiquement invocables par les parties devant les juges. Ceux-ci ayant à se prononcer sur les moyens soulevés devant eux n’ont d’autre choix que trancher, ce qui aura, pour les raisons rappelées plus haut, une forte coloration décisionniste. Mais c’est à peu près tout ce que les juges font : ils résolvent des litiges relatifs à la Constitution. Certes, cela a, dans les faits, pour effet de brider non pas tant l’action du Parlement, mais ses applications aux cas particuliers (même lorsque le requérant ou l'excipant conteste la loi on its face et non as-applied, mais je laisse ces subtilités aux spécialistes de droit constitutionnel américain). Il demeure que, ne procédant que de manière négative, le juge ne préempte pas le débat sur les droits, même s’il peut le provoquer (sans Brown, y aurait-il eu la loi sur les droits civiques de 1964 ?).
Par conséquent les cris d’orfraies sur le gouvernement des juges, et sur le manque de légitimité démocratique de celui-ci, me semblent tomber quelque peu à côté de la plaque. La cour suprême n’est qu’un forum parmi d’autres de délibération sur les droits ;  elle ne se penche que sur l’application concrète de ceux-ci. Certes elle contribue à les définir, mais cette définition n’a d’efficace que pour autant qu’un litige est porté devant elle. Si le Parlement décide de restreindre l’exercice d’un droit, et que cela ne gêne personne, il n’y a aucune raison pour que le juge se saisisse du problème : le fait qu’un litige soit porté à sa connaissance traduit non seulement la pluralité d’interprétations possibles de la constitution, mais traduit bien le fait que le désaccord sur les droits persiste au sein de la société, et n’a nullement été résorbé avec l’adoption de la loi qui fait l’objet de la dispute.
Dès lors que les questions constitutionnelles sont difficiles, ultra-politisées, engageant des intuitions morales contradictoires, etc., le contrôle de constitutionnalité apparaît comme un pis-aller, qui permet de faire droit efficacement aux revendications des parties : mais encore une fois, c’est accorder au contrôle de constitutionnalité un poids beaucoup plus grand qu’il n’en a en réalité que d’affirmer que ce dernier résoudrait une fois pour toutes les controverses (et que, dès lors, il est illégitime d’un point de vue démocratique).

C’est pourquoi la combinaison des propositions 2, 3 et 4 conduit à rejeter la proposition 1 non pas comme fausse, mais comme un faux problème.

Peut-on alors parler de gouvernement des juges ? Les juges font-ils usage de leurs pouvoirs de manière illégitime ? Il me semble que la réponse à cette question devient évidente dès lors que l’on considère qu’elle est mal posée. En effet, Waldron (qui n’emploie certes pas l’expression) assoit sa démonstration sur deux postulats : 1° le fait que le judicial review soit employé à des fins de protection des droits fondamentaux est une réalité adventice, et non pas une nécessité conceptuelle ; 2° la voie législative, qui reflète plus précisément les désaccords sur les droits qui traversent la société, est, dans une démocratie à peu près saine, procéduralement plus adéquate que le judicial review pour déterminer l’extension des droits et libertés. Le premier point est irréfutable. Le second point est sans doute vrai, mais manque sa cible, dès lors que l’on concède que le pouvoir normatif du juge est un pouvoir normatif sui generis qui n’est jamais complètement analogue au pouvoir législatif stricto sensu.
C’est pourquoi je ne pense pas que le « gouvernement des juges », entendu comme faculté pour les juges de censurer des lois votées en Parlement, soit une menace pour la démocratie ; je ne pense pas davantage que ce soit un atout pour cette dernière. Je pense que sur des questions très politisées, le juge ne peut pas trancher le litige sans apporter une réponse partielle à ces questions. Il est certain que, dès lors que le juge ne renverse pas sa jurisprudence tous les quarts d’heure, la conséquence en est l’édiction, à termes, de véritables normes para-législatives.  A supposer que l’on ôte au juge le contrôle de constitutionnalité (on supprime le Conseil constitutionnel, mettons), il faudrait quand même accorder à Troper que l’interprétation des lois ferait l’objet d’une détermination par juge d’autant plus proche du pouvoir discrétionnaire que ces questions, ultra-politisées, sont difficiles à trancher (là où Troper se trompe cependant, c’est lorsqu’il fait de ce truisme l’alpha et l’oméga de sa théorie réaliste de l’interprétation) : entre une loi frappée d’inconstitutionnalité, et une loi vidée de sa substance par l’interprétation, la différence est maigre, et le conflit qui s’instaure entre le juge et le législateur est exactement de même nature dans les deux cas.


Post Scriptum.  Sur la différence entre judicial review et modèle européen (kelsénien ou post-kelsénien) de contrôle de constitutionnalité, voir l’excellent article d’A. Stone Sweet, « Why Europe Rejected the American Judicial Review and Why It May Not Matter », Michigan Law Review, 101, 2003.

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