III. Légitimité
Cela nous amène aux questions sur la légitimité
démocratique du « gouvernement des juges ». Ou plutôt :
lorsqu’on parle de gouvernement des juges, on suppose que les juges
outrepassent leurs pouvoirs, que l’office du juge n’est pas de gouverner,
autrement dit que le contrôle de constitutionnalité n’est pas légitime, dans la
mesure où cela amène les juges à faire de la politique, à prendre position sur
des questions qui ne concernent que le peuple souverain et qui seraient sans
doute mieux résolues par ses représentants que par une bande de juges non élus,
et, dans certains cas (balayons devant notre porte), nommés de façon opaque, et dotés de compétences
juridiques douteuses.
Cette question n’est pas par elle-même dénuée
d’intérêt ; elle est même relativement importante, non pas tellement d’un
point de vue de philosophie du droit, mais du point de vue proprement politique
de la définition de la séparation des pouvoirs, de l’équilibre des pouvoirs et
de la consistance dans nos démocraties constitutionnelles de la notion de
contre-pouvoirs. La question de la légitimité démocratique ne peut être écartée
d’un revers de main, mais il faut en tout cas la poser intelligemment. Je vais
d’emblée écarter la question de l’élection et du caractère non-représentatif
des juges, car c’est visiblement un argument très faible : 1° de
nombreuses autorités ne sont pas élues au suffrage universel direct, ou même
indirect, et ne sont néanmoins pas dénuées de légitimité
démocratique ; 2° en cette période où tout le monde se complaît à dire que
la démocratie représentative est entrée en crise, faire de l’élection au
suffrage universel direct la clé de la légitimité démocratique s’avère assez
périlleux. On ne peut pas à la fois dire que nos élus n’ont pas de légitimité
démocratique dès lors qu’ils trahissent leurs promesses de campagne, et que les
juges n’auraient aucune légitimité démocratique à marcher sur les plates-bandes
de ces mêmes élus. Il y a là quelque chose de légèrement contradictoire.
D’autre part, affirmer que les juges devraient être élus, c’est reconnaître que
les juges pourraient avoir la légitimité pour gouverner. Si la raison pour
laquelle le gouvernement des juges est inacceptable est le fait qu’ils ne sont
pas élus, cela indique qu’en creux, si les juges étaient élus, ils auraient le
« droit » de gouverner : à ce moment là, on comprend mal en quoi
le fait qu’ils soient juges et non pas bouchers charcutiers fait une quelconque
différence ; 3° enfin, j’ajouterais qu’il est peut-être nécessaire que les
juges ne soient pas élus, ni même nommés de manière directe par les autorités
élues, pour des raisons évidentes d’indépendance. La légitimité démocratique
est celle qui est garantie efficacement par la séparation des pouvoirs :
jusqu’à preuve du contraire le législateur n’est pas le souverain ; dès
lors il n’y a aucune raison pour supposer qu’il serait plus démocratique que
les juges soient placés au-dessous du législateur dans la hiérarchie des pouvoirs, même si les normes juridictionnelles sont placées
au-dessous des normes législatives dans la hiérarchie
des normes. Si l’on fait du pouvoir
judiciaire un pouvoir à part entière, et une branche du gouvernement aussi
forte que les autres, alors on voit mal pourquoi le juge devrait se soumettre
aux vues du législateur du seul fait qu’il n’est pas élu.
Le problème de légitimité démocratique de ce qu’on appelle
le gouvernement des juges ne peut donc résulter, à mon avis du caractère non
élu des juges. Le problème de la légitimité démocratique vient de ce que les
juges ont démocratiquement autorité pour faire un certains types de choses et
pas un certain type d’autres, par exemple, censurer des lois du législateur.
Pour expliciter ce point, je vais faire ici référence à deux thèses, l’une un
peu cynique du juge Richard Posner, qui soutient que les décisions de la cour
suprême dont par essence politiques, et qu’il n’y a pas lieu de pleurer
longtemps à ce sujet, et l’autre, très critique, de Jeremy Waldron, qui propose
une vue beaucoup plus fine que la plupart de ses collègues sur les problèmes de
légitimité offerts par le judicial review.
Je fais référence tout d’abord à un chapitre de How Judges Think, la
somme de Posner, chapitre qui s’intitule : « La Cour suprême est une
cour politique ». Dès l’introduction Posner précise bien que son propos
est plus descriptif que normatif ; le fait que les juges soient amenés à
prendre des décisions politiques est un fait occasionnel ; en ce qui
concerne la Cour suprême, c’est une réalité permanente. Il ne faudrait
toutefois pas confondre la véritable portée du caractère politique des
jugements de la Cour suprême et la version fantasmée qui en est donnée dans
l’opinion et les média. Tout d’abord les affaires constitutionnelles ne sont
pas la majorité des affaires traitées par la Cour. Certes, le contentieux ayant
explosé au cours de quarante dernières années, le nombre global d’affaires
portant sur des matières constitutionnelles a augmenté en conséquence ;
mais la proportion est stable, et même en déclin, puisque les affaires
constitutionnelles concernent moins de 50 % des affaires traitées par le juge.
Ensuite, il faut remarquer que la manière dont la cour exerce une influence
politique ne se limite pas aux opinions politiques de ses membres. Certes, des
membres plus conservateurs iront dans le sens d’une jurisprudence plus conservatrice.
Il demeure que la jurisprudence regorge d’exemple contraires : ainsi, dans Texas v. Johnson, le très conservateur juge Scalia a voté en faveur de la
reconnaissance du droit constitutionnel protégeant les brûleurs de drapeaux,
même si cette pratique va à l’encontre de toutes ses valeurs et ses croyances
politiques. Inversement, le très conservateur juge Clarence Thomas, dans
l’affaire Lawrence v. Texas de 2003, n’a pas voté pour l’invalidation d’une loi
criminalisant les pratiques homosexuelles (censure adoptée par la majorité des
juges), même si dans son opinion dissidente, il indique qu’il n’aurait jamais
voté une telle loi (mais voilà, une loi injuste n’est pas pour autant
nécessairement inconstitutionnelle).
Tout
cela ne doit pas conduire à croire sur parole les juges lorsqu’ils disent faire
preuve de modération, étant données que les motifs qui poussent les juges à
adopter telle décision plutôt que telle autre sont parfois impénétrables ;
il demeure que la Cour suprême, en matière constitutionnelle, ne peut manquer
d’adopter une jurisprudence à forte teneur politique. Pourquoi est-ce le
cas ? Eh bien par ce que les questions constitutionnelles elles-mêmes sont
des questions qui occupent sinon monopolisent le débat public, en particulier
la question des libertés publiques et des droits garantis par la constitution.
Or de telles questions ne peuvent pas être réglées par une simple comparaison
du texte à examiner et de la constitution. En matière constitutionnelle, et ce
précisément en raison de la place prise par ces questions dans le débat public,
les cas simples et clairs sont rares ; si le Parlement vote une loi
soumettant à censure tout ouvrage publié dans le pays, avec pour but de réduire
à néant toute velléité de critique publique des autorités politiques, la Cour
en invalidant un telle loi ne prendrait pas une décision politique. Mais dans
la plupart des cas, la question de savoir si une loi est conforme à la
constitution n’est pas claire. Certes, c’est toujours en fonction d’une
certaine interprétation de la constitution que la question de la clarté de la
conformité se pose. On pourrait dire qu’une loi n’est clairement conforme à la
Constitution que pour autant qu’on interprète cette dernière de manière à la
rendre compatible avec la loi. Il demeure qu’on ne peut faire dire tout et
n’importe quoi à la constitution. L’interprétation de la constitution est
sujette à débats, et il est certain que les juges invalidant un texte
législatif au nom d’une certaine interprétation de la Constitution prennent une décision quant à cette interprétation. Et cela s’explique par la
raison suivante : ce qui est objet de débat, ce n’est pas à vrai dire à
quel point le texte est conforme à la Constitution ; mais c’est :
jusqu’à quel degré les droits garantis par la constitution devraient-ils être
étendus ou limités par la loi. Or toute décision portant sur ces sujets, sauf
dans les cas qui font consensus, mais qui sont assez rare, est politique par
essence. Dès lors, il est un peu trop facile d’opposer d’un côté ce que Posner
appelle l’idéal de légalisme (respect du droit, gouvernement par le droit et
pas par les hommes, rule
of law), et de l’autre le côté
pragmatiquement politique de la décision judiciaire telle qu’elle est. Les cas
qui sont difficiles du point de vue de la recherche du sens du texte à
appliquer, c’est-à-dire ceux dans lesquels une posture strictement légaliste,
anti-politique, est difficile à adopter, sont les mêmes que ceux qui sont
difficiles d’un point de vue politique. Alors certes il y a des exceptions. Brown v. Board of Education a été pris à l’unanimité, alors que la plupart des cas
difficiles (par exemple l’affaire Regents of the University of California v. Bakke (1978) en
matière de discrimination positive) ont été pris à des votes serrés, typiquement
5 contre 4. Dans Brown, la décision a parue évidente aux yeux des juges (mais,
selon Posner, c’est imputable à l’activisme du Président Warren), mais elle
faisait débat au sein de la société ; elle n’en est donc pas moins
politique que les autres.
Le fait que la jurisprudence constitutionnelle soit saturée
de jugements politiques entraîne divers types de comportements de la part des
juges : soit le juge se trouve honteux de cette réalité et fait preuve de self-restraint, de modestie, et y réfléchit à plusieurs fois avant
d’invalider les actes des autres branches du gouvernement (mais ce faisant
il reconnaît par la même le caractère politique de sa fonction) ; ou bien
au contraire le juge en profite, et accepte le caractère politique de l’adjudication
constitutionnelle : c’est alors l’activisme judiciaire. On peut dire
globalement que la Cour suprême oscille entre des périodes d’activisme et de
modestie au gré de sa composition et des problèmes constitutionnels qui se
présentent et son discutés au sein de la société. Il faut toutefois se demander
ce qui est en jeu dans la modestie judiciaire. Cette dernière peut être de deux
sortes : il peut s’agir soit d’une vision légaliste étriquée (mais,
explique Posner, elle se heurte par fois à des cas qui sont politiquement
difficiles, et il faut bien (p)rendre une décision), ou elle peut être
pragmatique. Dans ce cas, elle n’est pas incompatible avec l’activisme
lui-même. Un juge pragmatique désirera dans certains cas faire preuve
d’activisme, dans d’autre de modestie : c’est typiquement la position de
Holmes, que Posner admire beaucoup, tant comme théoricien du droit que comme
juge à la Cour suprême. Holmes dans l’arrêt Lochner voit dans la loi, hélas
invalidée, de l’Etat de New York un lieu d’expérimentation sociale : pour
Posner, le pragmatiste en droit valorise l’expérimentation sociale et juridique
sur les idées pré-conçues : l’activisme est donc requis lorsqu’une loi
empêche de telles expérimentations, mais il est à bannir lorsque les Etats
prennent des lois qui peuvent mettre en phase le droit avec les évolutions
économiques et sociales. C’est pourquoi Holmes a pu développer, dans ses
lettres à Harold Laski, la thèse du « test du haut-le
cœur » : une loi est inconstitutionnelle si et seulement elle vous
donne envie de vomir, et Posner remarque que ce test est à double sens :
il peut contribuer à limiter le judicial
review comme à rendre plus élastique le texte constitutionnel
lorsque c’est nécessaire. Si on prend par exemple l’arrêt Griswold qui a invalidé une loi du Connecticut de 1965 interdisant
l’usage des contraceptifs, y compris par les couples mariés ; un partisan
classique du judicial
self-restraint désapprouverait
l’arrêt de la CS, alors qu’en l’espèce un Holmes, pourtant grand contempteur de
l’activisme judiciaire de son époque, trouverait la loi tellement atroce qu’il
voterait, comme l’ont fait ses successeurs, l’annulation en dépit de la
difficulté de fonder son vote dans le texte constitutionnel.
Posner en arrive à l’idée que la Cour suprême dans ses
attributions de judicial
review est nécessairement dotée de pouvoirs politiques, mais
qu’elle doit en faire preuve avec pragmatisme, en cherchant à en mesurer les
coûts et les intérêts sur la société. (Ainsi dans Not A Suicide Pact, Posner a pris des positions très dures contre la
jurisprudence de la CS en matière d’habeas corpus ; ce n’est pas contradictoire avec ce qu’il dit dans
le texte que nous venons de voir).
Waldron quant à lui ne conteste pas fondamentalement les
contours de cette thèse, qui est véridique dès lors que l’on prend pour
hypothèse que le judicial
review existe et que c’est une figure naturelle, essentielle du
système juridique américain. Or pour Waldron il n’y a aucune raison d’affirmer
que le judicial review est nécessaire. Waldron, qui est un théoricien libéral
lui-même, s’en prend aux arguments libéraux du type : le judicial review est une garantie des droits (cf. Roe, Brown) en tentant
de démontrer qu’il n’y a aucune raison pour que le judicial review soit plus protecteur des droits que la législation.
Cet argument à mon avis est très solide, même si les conclusions que Waldron en
tire me semblent devoir être rejetées. Prenons une société démocratique
standard, assez correctement équilibrée, disposant d’institutions démocratiques
élues et représentatives, des institutions judiciaires indépendantes,
éventuellement dotées du pouvoir de judicial
review, mais sans que l’on se prononce
pour l’instant sur la question de savoir s’ils doivent en faire preuve
normalement ou s’ils doivent le réserver aux cas exceptionnels. Mettons d’autre
part que la société elle-même est attachée à la défense des droits, même s’il
n’y a pas d’accord sur les droits, sur leur extension et leur définition. Dans
une telle société démocratique pluraliste, il est évidemment très difficile de
concevoir que les questions sur les droits seraient à mêmes d’être réglées par
voie législative. Le judicial
review apparaît comme un outil en vue de ce règlement.
Pourquoi ? Eh bien parce que les problèmes en termes de droit ne tiennent
pas aux dispositions mêmes des lois, mais aux difficultés qui sont soulevées
par leur applications (on peut rejoindre ici Posner en disant que les cas
constitutionnels sont toujours des cas difficiles). Le juge est celui qui est
confronté à l’application des lois, dès lors c’est à lui qu’il semble naturel
qu’il revienne le règlement des conflits portant sur les droits. Cependant le
fait qu’il soit difficile de régler ces problèmes par voie législative, pour
des raisons structurelles, n’en fait pas moins des matières qui sont
législatives par nature. Dès lors si l’on suppose le législateur capable de
prendre en compte les difficultés en termes de droit qui naîtront de
l’application de la loi, on présume qu’il peut à tout le moins délibérer sur le
sujet : le législateur devient dès lors un forum où s’exposent les
désaccords sur les droits. Ce qui ne veut pas dire que ce soit un forum de
consensus. Aucune procédure de décision n’est parfaite, écrit Waldron : la
procédure législative pas plus que la procédure de judicial review. Seulement il est impossible de dire à l’avance, ou
abstraitement, qu’une loi viole des droits, précisément parce qu’il n’y a pas
d’accord sur les droits que violeraient ou pas la loi. Cependant, quand bien
même tous les membres d’une société seraient en désaccord quant à la définition
et à l’extension des droits, il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent et qu’ils
doivent se mettre d’accord sur une théorie formelle de la légitimité qui
indique quel type de procédure de décision est légitime et quel type ne l’est
pas ; cela permet de conclure à la légitimité de la décision même si nous ne sommes pas d’accord avec le résultat de la
délibération.
Il y a deux manières de s’accorder sur une procédure de
décision : on peut décider que la meilleure procédure est celle qui offre
le plus de garanties procédurales : autrement dit on trouvera telle
procédure de décision plus légitime que telle autre en fonction de raisons qui
tiennent à la procédure elle-même ; mais on peut aussi préférer telle procédure
à telle autre pour des raisons qui sont tournées vers le résultat de la
délibération :on préférera telle procédure car elle permet d’arriver aux
types de résultats qui sont a priori les plus satisfaisants.
Les arguments en faveur du judicial review sont généralement des outcome-related
arguments : ce n’est pas que la
procédure en elle-même soit la meilleure possible (après tout on peut
reconnaître qu’une assemblée élue délibérant publiquement, c’est une procédure
plus intéressante que neuf juges décrépits se haïssant mutuellement), mais le
résultat est meilleur. La plupart des arguments en faveur du judicial review sont outcome-related, ne serait-ce qu’indirectement ou négativement. Or, pour
Waldron, non seulement il n’y a aucune preuve que le judicial review entraîne
nécessairement comme résultat une meilleure protection des droits, mais bien
davantage on ne saurait soutenir une thèse conceptuelle faisant du judicial
review un outil intrinsèquement plus protecteur des droits que la législation.
Qui gardera les gardiens ? Je pense qu’en tout cas le constituant a
toujours le dernier mot, même s’il ne s’agit que d’une pure fiction. Et le fait
qu’il s’agisse d’une fiction, que le pouvoir constituant soit une catégorie
mythologique de l’imaginaire politique est ici très important : il n’y a
pas de pouvoir constituant, il n’y a que des rapports de forces
politiques : certes le pouvoir qui est conféré aux juges est exorbitant,
et, comme Waldron le fait très largement remarquer peut être utilisé dans un
sens très conservateur, voire très régressif en matière de droits. Toutefois
force est de constater aux Etats-Unis comme en France d’ailleurs que si on
adopte une vision très cynique des rapports de forces politiques, les cours
constitutionnelles ou à fonction de contrôle constitutionnel ont plus intérêt à
se situer comme protectrices des droits : le fait que leur légitimité
soit sans cesse remise en cause les incite en effet à se faire
explicitement des défenseurs des droits, cause consensuelle s’il en est ;
implicitement cela ne peut faire que renforcer leur activisme.
Je vais
essayer de systématiser les raisons pour lesquelles j’ai tendance à penser que
le débat autour de la légitimité démocratique du contrôle de constitutionnalité
est mal fondé. Je m'en tiens, pour tenter de le montrer, aux arguments de
principe; il y a de multiples études empiriques qui montrent que la protection
des droits par la Cour Suprême entraîne des abus monstrueux, cf. le
récent et excellent Rights Gone Wrong:
How Law Corrupts the Struggle for Equality de Richard Thompson Ford). Je ne m’arrête pas non plus aux
arguments tirés des équilibres institutionnels, des checks and balances, etc. qui me semblent difficilement extrapolables
au-delà du contexte historique et politique américain.
Considérons les propositions
suivantes.
1° Proposition 1 :
"Que neuf juges décatis non élus se chargent de la définition des
droits fondamentaux est peu démocratique ; c’est au Parlement, dépositaire
de la volonté commune qui doit définir les droits, pour le meilleur ou pour le
pire": qu'est-ce qui pose problème ici
?
a) le nombre: une assemblée
délibérante serait mieux à même de trouver une réponse correcte (sinon
"vraie normativement"), une sortie adéquate du désaccord ? C'est un
postulat qui n'est pas démontré par Waldron dans "The Core of the
Case....": de fait, on peut envisager des forums de discussion beaucoup
moins biaisés et beaucoup efficients que l'US Congress (ou le Parlement
français, d’ailleurs).
b) l'élection des juges renforcerait-elle
leur légitimité démocratique ? Outre le fait que l'élection des juges
entraînerait des effets de clientélisme électoral peu souhaitable, cet argument
(qui n'est évidemment pas mis en avant par Waldron) se coupe l'herbe sous le
pied, puisqu'il suppose que l'illégitimité du judicial review ne tient pas e.g.
à la séparation des pouvoirs, mais au mode de désignation des juges : dès lors
on supposerait un judicial review pseudo-démocratiquement légitime (ou légitimé
par l'élection), ce dont personne ne veut.
La thèse de Waldron ne me semble
tenir qu'à un fil : "disagreement is valuable in a pluralist democracy". Mais il y a là une thèse normative, non pas
une thèse conceptuelle sur la démocratie elle-même : c'est parce qu'on a une
certaine conception de la démocratie (où le pluralisme est essentiel) que l'on
estime que le désaccord ne devrait pas être nivelé à la délibération de neufs
juges.
Mais supposons encore pour
l'instant que la Proposition 1 est juste.
2° Proposition 2: "Il
faut reconnaître une autorité à la Constitution". Sauf à adopter un cynisme absolu, on est obligé de reconnaître
que le "We The People" implique une efficace démocratique continue de
la Constitution (américaine) de 1787 à nos jours. Il faut distinguer ici les
conséquences politiques et les conséquences juridiques :
a) conséquences politiques : la
délibération sur les droits ne s'effectue pas dans un vide normatif: dès lors
que l'on reconnaît une autorité politique à la Constitution, alors il faut
supposer que cette dernière fournit au moins a minima le cadre dans lequel la délibération peut s'effectuer. On
reconnaît donc que le déploiement du désaccord ne peut se faire qu'à
l'intérieur de ce cadre: autrement dit le désaccord législatif ne portera pas
sur l'acceptation ou le refus des droits constitutionnels en eux-mêmes, mais
sur la "bonne" manière de les interpréter.
b) conséquences juridiques : la
Constitution est une règle juridique. Par conséquent, il faut bien supposer
qu'elle fait partie du droit applicable. Les juges appliquent la constitution,
et ce parfois directement: lorsque, par exemple, un policier tabasse un type
dans un commissariat, ne lui lit pas ses droits, l'oblige à passer aux aveux à
coups de bottin sur le crâne, il arrive que des procureurs fédéraux se
saisissent de l'affaire, et qu'un juge reconnaisse une violation des droits
constitutionnels. D'autre part les juges sont investis du pouvoir de juger de
la validité d'une norme inférieure à l'aune de celle d'une norme supérieure:
lorsqu'un juge administratif annule pour illégalité un acte de
l'administration, il ne fait que faire prévaloir la loi sur l'acte
administratif.
Dès lors, rien ne s'oppose à ce
qu'un juge annule un acte administratif (un executive order du président par exemple) au motif que ce dernier est
inconstitutionnel (la théorie de la loi écran s'y est longtemps opposé en droit
administratif français). Même sans supposer une annulation formelle avec effet
rétroactif (ce qui n'est pas le cas aux EU), il n'est pas inconcevable que le
juge reconnaisse à la constitution une autorité juridique plus grande qu'à la loi, et que par conséquent
il décide d'appliquer celle-là plutôt que celle-ci -- ce qui revient au même, puisque
la loi est alors vidée de toute efficace.
Je ne veux pas dire par là que le
contrôle de constitutionnalité soit une prérogative normale des juges suprêmes.
Mais si l'on admet que la Constitution, comme règle juridique, est invocable
par les parties et par le juge dans tout contexte pertinent, alors le fait que l'application directe de la
Constitution entraîne l'annulation de facto ou de jure d'une loi votée en
Parlement n'est qu'une conséquence (inévitable) parmi d'autres
(Lemme : Du reste, il faut bien
voir que la plupart des arrêts controversés: Brown, Roe, Texas v. Johnson, etc. concernent le judicial review des lois d'Etats, qui est sinon une prérogative constitutionnelle, du moins une déduction possible de la combinaison
de l'article 3 section 2 et de la Clause de Suprématie de l'article 6 de la
Constitution. Mais je suis prêt à considérer, pour les besoins de l'analyse,
que la Clause de suprématie n'implique pas le judicial review des législations fédérées).
3° Proposition 3 (qui
est en fait un enthymème mais passons): "Les arrêts rendus par les juges
sont politiques, donc illégitimes (puisque les juges n'ont pas à se mêler de
politique)". On ne saurait contester la prémisse: les arrêts de la CS en
matière de droits fondamentaux sont politiques. Or :
a) Ces arrêts sont des décisions juridiques au premier chef: le juge, pour justifier une décision x prend appui sur un texte y, qui se trouve être un texte constitutionnel : par conséquent, la décision du juge n'est pas politique en elle-même, mais a des conséquences politiques. Pour le dire autrement, les juges ne délibèrent pas directement sur ce que serait la bonne extension des droits constitutionnels (ce que fait le législateur), ils délibèrent avant tout sur la manière correcte d'interpréter la constitution. Evidemment, cela a pour effet d'entraîner de facto une limitation ou une extension des droits: mais les juges ne délibèrent pas directement à leur sujet.
b) Lorsque le juge ne censure pas une loi et reconnaît sa constitutionnalité, cela a un effet politique tout aussi important que lorsqu'il la censure. Il faut bien voir que lorsqu'il la censure, il procède négativement : il annule une loi au motif qu'elle est inconstitutionnelle, il ne dit pas quelle est la loi à écrire : il indique au législateur que les limites qu'il apporte à tel ou tel droit ne sont pas constitutionnelles: il ne dit pas quelle serait la meilleure manière de réaliser les objectifs constitutionnels en matière de protection des droits. Alors que la délibération politique (de type législatif) entraîne une détermination positive des droits, la délibération juridictionnelle ne concerne qu'une délimitation négative.
4° Proposition 4: "Ce sont les juges qui définissent l'extension des droits constitutionnels" (ou encore : la Cour suprême est l'auteur du Bill of Rights): il va de soi que les dispositions de la Constitution sont fort vagues, et que la jurisprudence de la CS a considérablement contribué à préciser leur contenu, même si cela a été fluctuant. Il demeure que la constitution fournit un cadre de référence, au sein duquel le juge se meut avec une marge de manoeuvre interprétative relativement limitée. Mais ici de deux choses l'une : a) soit le contenu d'un texte de droit quelconque est épuisé dans les modalités de son application (thèse soutenue par les réalistes) et alors il faut se demander pourquoi légiférer in the first place, puisque de toute façon c'est le juge qui décide. b) soit le contenu du texte de droit précède en quelque sorte l'action des juges : cela veut dire qu'il est possible de déterminer quelles sont les "bonnes" interprétations de la Constitution et quelles sont les mauvaises (même s'il n'y a pas nécessairement "une seule bonne réponse").
L'existence du contrôle de constitutionnalité suppose qu'il peut y avoir une ou plusieurs bonnes réponses à la question de savoir si tel ou tel droit est protégé par la constitution. Si la détermination du scope des droits s'exerçait dans un vide normatif absolu, alors le juge n'aurait aucune légitimité à user du judicial review; si elle s'exerçait dans un état de détermination normative totale, alors il n'y aurait qu'une seule bonne réponse, et il serait possible de dire de manière non-controversée que tel droit est constitutionnel et que le législateur a tort en voulant le restreindre ou le supprimer (la légitimité du judicial review serait alors évidente). Si l'on soutient une thèse de pluralisme interprétatif, la question est nécessairement novée, dès lors que l'on accepte la Proposition 2 (si on refuse cette dernière, alors aucun problème, la proposition 1 est justifiée): pourquoi les juges auraient plus raison que le législateur sur la manière de "remplir le cadre", de "fill in the framework"?
Cette question, intéressante, est
hélas mal posée, car elle incline à revenir à des arguments outcome-related dont Waldron a bien mis en évidence le caractère non
pertinent. En réalité, le législateur et le juge ne font jamais la même chose (et pas uniquement au seul point de vue
de l’auto-saisine). Le juge doit trancher un litige. Ce litige implique des
droits : pour trancher le litige, il n’a d’autre choix que d’interpréter la norme pertinente, en
l’occurrence la Constitution, et ce de manière d’autant plus pressante que les
avocats des parties mettent en avant cette norme. Etant donné le niveau
d’indétermination du texte constitutionnel, le juge doit nécessairement
trancher, choisir, rendre une décision. Qu’il tranche dans un sens ou dans
l’autre (qu’il censure ou non la loi) produira également un effet politique, qui est le suivant : en
raison du soin que peut (parfois) prendre la Cour à suivre ses précédents,
chacun des cas analogues sera traité de la même manière, et la Constitution
sera interprétée (puis appliquée) de la même manière dans chacun de ces cas
(sauf si le juge décide de distinguish ou d’overrule, mais on
suppose pour les besoins de l’analyse que le juge adopte une jurisprudence
cohérente).
Le législateur n’a pas à interpréter la Constitution : il adopte une loi, qui se
trouve avoir des incidences sur tel droit constitutionnellement garanti :
il ne définit pas l’étendue de ces droits, car s’il le faisait ; il
agirait ipso facto comme
Constituant (et devrait à ce titre respecter les procédures de révision de
l’article 5 de la Constitution). Autrement dit, lorsque le législateur
américain adopte en 2006 le Military Commissions Act qui, en sa section 7, fait interdiction aux juges de
connaître de pétitions d’habeas corpus exercées au nom de « combattants ennemis » détenus à
Guantanamo, il n’interprète pas
l’article 1 section 9 de la Constitution. Il adopte une loi, destinée à fournir
à l’administration des moyens accrus en vue de la réalisation de certaines
fins, que pour une raison ou une autre il estime bonnes : par exemple,
combattre le terrorisme.
La conclusion
en est que lorsque le juge tranche sur la constitutionalité d’une loi, il est ipso
facto co-constituant. (De même que lorsque
le juge interprète la loi – au sens formel – il peut être dit co-législateur).
J’ai ailleurs indiqué que cette interprétation était sujette à des contraintes,
qui implique qu’elle ne soit jamais un pur pouvoir discrétionnaire. Mais je
laisse ce point de côté ici. Il faut donc bien partir du principe que le juge
étant co-constituant, la Proposition 4 est vraie. Si elle n’entraîne pas la vérification de la Proposition 1,
c’est que le législateur n’est (en tant que tel) jamais dans une telle position. Le législateur
adopte des règles de droit de rang législatif (inférieures à la Constitution
dans la hiérarchie des normes) destinées à mettre en œuvre des objectifs
politiques, économiques, sociaux, etc. Même dans la plus purposive des interprétations, le juge ne se prononce jamais
sur ces objectifs ; il contrôle la conformité des règles de droit censées
les mettre en œuvre aux normes supérieures. Certes, les raisons pour lesquelles
il choisira de censurer telle loi seront pour une bonne part imputables à ses
opinions politiques, mais ces dernières ne seront évidemment jamais invoquées
comme telles (comme le dit MacCormick, l’insincérité révèle plus que la
sincérité de ce point de vue).
Le pouvoir du
juge est exorbitant, certes, mais il ne se conçoit que si l’on comprend que le
législateur reconnaît toujours l’autorité de la Constitution. La question qui
se pose inévitablement est la suivante : pourquoi reconnaître aux juges
l’autorité d’interpréter la Constitution, c'est-à-dire de déterminer
l’extension de droits que cette dernière ne définit que de manière vague (que
veut dire due process of law ? unusual and cruel ?), voire parfois ambiguë (l’ambiguïté et le vague
étant deux phénomènes linguistiques distincts). Sans insister outre mesure sur
la valeur instrumentale du vague en droit (point mis en avant aujourd’hui par
Timothy Endicott), on peut, je pense, envisager l’autorité des juges comme une
sorte de prise de relais. Joseph Raz, dans plusieurs articles (voir par exemple
« On the Authority and Interpretation of Constitutions »), a tiré les
conséquences de sa théorie (classique, fameuse, immarcescible) de l’autorité du
droit en matière d’adjudication
(attention, anglicisme) constitutionnelle : les Constituants, les Framers
n’ont plus d’autorité sur nous : nous n’avons aucune raison (politique,
morale ou autre) de reconnaître l’autorité de types qui vivaient au 18e
siècle, possédaient des esclaves, et ne considéraient pas les femmes dignes du
droit de vote. (Evidemment, dans le cas français, on a affaire à une autre
mythologie politique : il est assez difficile de parler de
« l’autorité du peuple français de 1958 » ; mais on peut
admettre que le Constituant n’est pas une entité mystique et éternelle, et que
le contenu de la Constitution change avec le temps). Il ne s’agit pas d’adopter
une thèse normative de Living Constitution contre l’originalisme. Il s’agit à vrai dire d’un constat de
fait : nous reconnaissons une autorité, même purement formelle, à la
Constitution, mais pas au Constituant : dès lors il est nécessaire (et ce
d’autant plus que les clauses constitutionnelles relatives aux droits sont
nécessairement vagues) d’envisager l’interprétation constitutionnelle comme à
la fois backward-looking et forward-looking, de manière à ce qu’on puisse comprendre qu’elle
change la constitution sans changer de constitution (idée que Raz envisage en
termes d’évolution au sein d’un cadre stable : on rafistole la maison,
mais on ne change pas de maison). Si l’on admet que l’indétermination des
clauses constitutionnelles empêche une résolution automatique, mécanique,
routinière du litige, et que ce n’est pas à l’autorité du Constituant que l’on
a des raisons de se remettre pour remplir le trou, il faut admettre que a pérennité
de l’autorité de la Constitution est conditionnée à l’autorité de ses
interprètes. Les affaires constitutionnelles (j’entends les litiges portés
devant le juge et impliquant une interprétation x ou y de la Constitution)
étant toujours (ou presque) des
cas difficiles, il ne peut revenir qu’au juge le soin de trancher, même si pour
ce faire il mobilise ses croyances et a-priori politiques et moraux.
Par là on voit
que le contrôle de constitutionnalité, qui n’est pas une prérogative naturelle
du juge, devient inévitable dès lors que l’on admet que la Constitution fait
partie des règles que le juge applique et qui sont invocables devant lui. Pour
les raisons que j’ai indiquées plus haut, il n’y a donc lieu d’y voir ni une
forme de pouvoir antidémocratique, ni un gain en démocratie. Si la constitution
est une règle de droit, alors elle est stratégiquement invocables par les
parties devant les juges. Ceux-ci ayant à se prononcer sur les moyens soulevés
devant eux n’ont d’autre choix que trancher, ce qui aura, pour les raisons
rappelées plus haut, une forte coloration décisionniste. Mais c’est à peu près
tout ce que les juges font : ils résolvent des litiges relatifs à la
Constitution. Certes, cela a, dans les faits, pour effet de brider non pas tant
l’action du Parlement, mais ses applications aux cas particuliers (même lorsque le requérant ou l'excipant conteste la loi on its face et non as-applied, mais je laisse ces subtilités aux spécialistes de droit constitutionnel américain). Il demeure que,
ne procédant que de manière négative, le juge ne préempte pas le débat sur les
droits, même s’il peut le provoquer (sans Brown, y aurait-il eu la loi sur les
droits civiques de 1964 ?).
Par conséquent les cris d’orfraies sur le gouvernement des juges, et sur le manque de légitimité démocratique de celui-ci, me semblent tomber quelque peu à côté de la plaque. La cour suprême n’est qu’un forum parmi d’autres de délibération sur les droits ; elle ne se penche que sur l’application concrète de ceux-ci. Certes elle contribue à les définir, mais cette définition n’a d’efficace que pour autant qu’un litige est porté devant elle. Si le Parlement décide de restreindre l’exercice d’un droit, et que cela ne gêne personne, il n’y a aucune raison pour que le juge se saisisse du problème : le fait qu’un litige soit porté à sa connaissance traduit non seulement la pluralité d’interprétations possibles de la constitution, mais traduit bien le fait que le désaccord sur les droits persiste au sein de la société, et n’a nullement été résorbé avec l’adoption de la loi qui fait l’objet de la dispute.
Dès lors que les questions constitutionnelles sont difficiles, ultra-politisées, engageant des intuitions morales contradictoires, etc., le contrôle de constitutionnalité apparaît comme un pis-aller, qui permet de faire droit efficacement aux revendications des parties : mais encore une fois, c’est accorder au contrôle de constitutionnalité un poids beaucoup plus grand qu’il n’en a en réalité que d’affirmer que ce dernier résoudrait une fois pour toutes les controverses (et que, dès lors, il est illégitime d’un point de vue démocratique).
Par conséquent les cris d’orfraies sur le gouvernement des juges, et sur le manque de légitimité démocratique de celui-ci, me semblent tomber quelque peu à côté de la plaque. La cour suprême n’est qu’un forum parmi d’autres de délibération sur les droits ; elle ne se penche que sur l’application concrète de ceux-ci. Certes elle contribue à les définir, mais cette définition n’a d’efficace que pour autant qu’un litige est porté devant elle. Si le Parlement décide de restreindre l’exercice d’un droit, et que cela ne gêne personne, il n’y a aucune raison pour que le juge se saisisse du problème : le fait qu’un litige soit porté à sa connaissance traduit non seulement la pluralité d’interprétations possibles de la constitution, mais traduit bien le fait que le désaccord sur les droits persiste au sein de la société, et n’a nullement été résorbé avec l’adoption de la loi qui fait l’objet de la dispute.
Dès lors que les questions constitutionnelles sont difficiles, ultra-politisées, engageant des intuitions morales contradictoires, etc., le contrôle de constitutionnalité apparaît comme un pis-aller, qui permet de faire droit efficacement aux revendications des parties : mais encore une fois, c’est accorder au contrôle de constitutionnalité un poids beaucoup plus grand qu’il n’en a en réalité que d’affirmer que ce dernier résoudrait une fois pour toutes les controverses (et que, dès lors, il est illégitime d’un point de vue démocratique).
C’est pourquoi la combinaison des
propositions 2, 3 et 4 conduit à rejeter la proposition 1 non pas comme fausse,
mais comme un faux problème.
Peut-on alors parler de gouvernement des juges ? Les
juges font-ils usage de leurs pouvoirs de manière illégitime ? Il me
semble que la réponse à cette question devient évidente dès lors que l’on
considère qu’elle est mal posée. En effet, Waldron (qui n’emploie certes pas
l’expression) assoit sa démonstration sur deux postulats : 1° le fait que
le judicial review soit employé à des fins de protection des droits
fondamentaux est une réalité adventice, et non pas une nécessité
conceptuelle ; 2° la voie législative, qui reflète plus précisément les
désaccords sur les droits qui traversent la société, est, dans une démocratie à
peu près saine, procéduralement plus adéquate que le judicial review pour déterminer l’extension des droits et libertés. Le
premier point est irréfutable. Le second point est sans doute vrai, mais manque
sa cible, dès lors que l’on concède que le pouvoir normatif du juge est un
pouvoir normatif sui generis qui n’est jamais complètement analogue au pouvoir
législatif stricto sensu.
C’est pourquoi je ne pense pas que le « gouvernement
des juges », entendu comme faculté pour les juges de censurer des lois
votées en Parlement, soit une menace pour la démocratie ; je ne pense pas
davantage que ce soit un atout pour cette dernière. Je pense que sur des
questions très politisées, le juge ne peut pas trancher le litige sans apporter
une réponse partielle à ces questions. Il est certain que, dès lors que le juge
ne renverse pas sa jurisprudence tous les quarts d’heure, la conséquence en est
l’édiction, à termes, de véritables normes para-législatives. A supposer
que l’on ôte au juge le contrôle de constitutionnalité (on supprime le Conseil
constitutionnel, mettons), il faudrait quand même accorder à Troper que
l’interprétation des lois ferait l’objet d’une détermination par juge d’autant
plus proche du pouvoir discrétionnaire que ces questions, ultra-politisées,
sont difficiles à trancher (là où Troper se trompe cependant, c’est lorsqu’il
fait de ce truisme l’alpha et l’oméga de sa théorie réaliste de
l’interprétation) : entre une loi frappée d’inconstitutionnalité, et une loi
vidée de sa substance par l’interprétation, la différence est maigre, et le
conflit qui s’instaure entre le juge et le législateur est exactement de même
nature dans les deux cas.
Post
Scriptum. Sur la différence entre judicial
review et modèle européen (kelsénien ou post-kelsénien) de
contrôle de constitutionnalité, voir l’excellent article d’A. Stone Sweet,
« Why Europe Rejected the American Judicial Review and Why It May Not
Matter », Michigan Law
Review, 101, 2003.
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