Le parlement a voté hier une résolution
rappelant l’attachement de la France à une politique abolitionniste en matière
de prostitution. On dit qu’une proposition de loi visant à pénaliser les
clients est également à l’ordre du jour.
Sur ce genre de questions, on a, comme souvent, deux positions qui
s’affrontent : d’un côté, les défenseurs de la dignité humaine (et de la
femme en particulier) ; de l’autre les adversaires d’une forme larvée de
paternalisme qui reviendrait à dicter leurs choix et leur conduite à des
prostituées pourtant majeures et consentantes -- et qui parfois, comble de
l’horreur ! aiment leur métier. Les anti-paternalistes ont généralement
l’habitude de se voir rétorquer que le « choix » de se prostituer est
soumis à des effets de détermination et de domination sociale, économique,
etc., de sorte que l’on ne choisit jamais vraiment de se prostituer. Ce à quoi
les anti-paternalistes répliquent que cette position a ceci de contradictoire
qu’elle joint à une forme d’absolutisme moral une sorte de relativisme
auto-réfutatif : en gros votre condamnation de la prostitution répond à
autant de déterminismes socio-économiques que le choix effectué par certaines
femmes de se prostituer ; autant donc laisser chacun faire ce qu’il veut. On a donc deux positions : d’un côté la dénonciation de la servitude volontaire ; de l’autre celle
d’un paternalisme absolutisant.
D’instinct j’aurais tendance à me situer
du côté du second groupe. C’était déjà le cas lors du débat sur la burqa : à supposer que les
anti-burqa (et pro-loi sur la dissimulation du visage dans l’espace public,
donc) soient toujours de bonne foi – ce qui n’était pas toujours le cas, au vu
de certaines déclarations fleurant bon la haine du bougnoule – l’idée de
dignité de la femme mise en avant dès le préambule du projet de loi
gouvernemental annonçait la couleur : et le garde des sceaux de renvoyer
le Conseil d’Etat à sa (trop !) célèbre jurisprudence Morsang sur Orge de 1995, qui faisait primer le respect de la
dignité sur le choix volontaire. J’ai toujours eu une grande méfiance à
l’endroit de cette loi, non pas au nom des sacro-saintes libertés publiques, non
plus en raison du détournement de l’idée de laïcité à des fins plus ou moins
ragoûtantes : simplement j’estimais qu’il y avait quelque chose
d’incohérent à faire des femmes qui portaient le voile intégral à la fois des
victimes (de violences domestiques, par exemple) et des coupables (dument
verbalisées et/ou rééduquées – la loi ayant un « volet
pédagogique »).
Eh bien, n’est-ce pas de la même manière
que se pose la question de la prostitution ? La position abolitionniste
(j’y reviendrai) fait fond sur l’idée que les prostituées, loin d’être les
causes de la décadence de la société, sont des victimes. Mais poussée à l’extrême,
cette logique aboutit à une pénalisation indirecte des prostituées, puisqu’en
sanctionnant pénalement les clients, elle réduit l’offre par une réduction
forcée de la demande (si j’ose dire). Les prostituées ne sont certes pas
l’objet de sanctions pénales, mais, privées de leurs sources de revenu, elles
n’ont d’autre choix que de mettre la clé sous la porte.
Je suis donc intellectuellement plus
proche d’une tradition anti-paternaliste, même si le bourdieusien qui sommeille
en moi me laisse évidemment voir les limites de celle-ci. Sans donc vouloir
prendre une position tranchée, j’aimerais, afin de clarifier les termes du débat,
souligner les points suivants.
1°
Qu’entend-on par « abolitionnisme » ? Que veut-on
« abolir », au juste ? Dans le mexican standoff des trois grandes positions (sans jeu de mot)
relatives à la prostitution, on a tendance à distinguer l’abolitionnisme d’une
part du réglementarisme, de l’autre du prohibitionnisme. Cette dernière
position est claire et nette : la prostitution comme telle est immorale,
les prostituées sont des dépravées, et, dès lors, ces dernières font l’objet de
sanctions pénales. Bref, l’Arabie Saoudite (inter
alia). Le réglementarisme caractérisait le droit français de la
prostitution avant la loi de 1946 : les maisons closes faisaient l’objet
d’un « brevet de tolérance » délivré par l’administration. Il s’agit
d’un acte administratif, comme le rappelle la cour de cassation dans un arrêt
du 19 janvier 1878 qui reconnaît que « les tribunaux n’ont pas le droit
d’ordonner la suppression d’une maison de tolérance. Ils ne sauraient en effet
censurer les actes de l’administration ». Il faut donc supposer que le
brevet peut faire l’objet d’un recours contentieux en excès de pouvoir devant
la juridiction administrative (je n’ai pas trouvé d’exemple de tel recours,
mais toute suggestion sera bienvenue).
Jusqu’à
1946, donc, la prostitution en France était réglementée – à des fins de
salubrité publique, et, surtout, de contrôle social. Or, il faut bien voir que ce
que « l’abolitionnisme » désirait « abolir », ce n’est pas
la prostitution (comme semblent le croire nos députés) mais la réglementation de la prostitution. Cette
dernière est à la fois très contraignante et très humiliante, et perpétue un
système assez insupportable de proxénétisme organisé (les « madame
Claude »). Pour délivrer les prostituées du carcan de l’administration et
des souteneurs, on pénalise le proxénétisme, ainsi que les activités connexes à
la prostitution (traite, racolage, esclavage sexuel, etc.), afin d’en finir
avec les filières organisées de prostitution. Il ne faut donc pas confondre
l’abolitionnisme ainsi défini et le néo-abolitionnisme qui a cours en
particulier en Suède et vise à la pénalisation du client. Il s’agit alors d’une
position médiane entre l’abolitionnisme proprement dit et le prohibitionnisme.
On pourrait dire (mais peut être serai-je démenti par les spécialistes) qu’il
s’agit d’un prohibitionnisme indirect.
Mais
on voit alors que la prostituée est à la fois une victime (parfois sans le savoir) et une coupable (parfois malgré elle).
Elle n’est certes pas l’objet de sanctions pénales. Mais l’acte de prostitution (qui nécessite
toujours un partenaire, les plaisirs solitaires étant rarement tarifés) devient
un acte coupable, puisque le client, nécessaire à sa mise en œuvre, est, lui,
sanctionné. Il n’y a donc pas loin de la coupe aux lèvres (sans énième jeu de
mots).
2°
J’ai beaucoup parlé de prostituées.
Je ne suis pas le seul, à vrai dire. C’est coupable. On oublie un peu souvent
qu’il y a des prostitués. Des hommes
qui se prostituent. Alors il faudrait savoir : qu’est-ce qui est mauvais,
la prostitution en tant que tel, ou le fait que des femmes s’y adonnent ?
Il y aurait lieu de faire un peu de psychanalyse sauvage : pourquoi les
adversaires de la prostitution, les défenseurs des droits de la femme,
évoquent-ils toujours des femmes lorsqu’ils parlent de prostitution ? N’y
a-t-il pas dans cette équation « prostitution = activité essentiellement
féminine » une forme de sexisme larvé et refoulé ? On oublie que les
hommes aussi se prostituent (et je ne parle pas seulement des transsexuels
n’ayant pas fait demande de modification d’état civil, qui juridiquement sont
toujours des hommes). Si le principe même de la prostitution est odieux, il n’y
a nullement lieu de faire intervenir les droits de la femme, ou de la dignité
féminine. Je ne vois pas en quoi il serait plus dégradant pour une femme que
pour un homme de se prostituer.
3° En refusant de prendre en compte
le choix des prostituées d’exercer leur profession, on se prive d’un critère de
démarcation entre la prostitution forcée et la prostitution volontaire, deux
cas de figure qui sont moralement et juridiquement distincts, et qui doivent le
rester. Si on part du principe que le choix de se prostituer est toujours forcé
plus ou moins directement, alors on voit mal sur quel critère fonder une
différenciation de principe entre la vieille prostituée gouailleuse et à son
compte de la rue Saint-Denis, et la jeune Biélorusse à peine majeure maintenue
de force par un souteneur véreux dans un état qui lui répugne. En minorant le
poids du choix volontaire dans la détermination d’un projet de vie, on n’instaure
entre les pseudo-victimes-sans-le-savoir et les vraies victimes qu’une
différence de degré.
4° Ce qui permet de se demander :
pourquoi la prostitution est-elle intolérable ? Il est clair que je ne
suis pas un « partisan de la prostitution ». Je ne pense pas qu’il y
ait un « droit de se prostituer » ou un « droit au sexe, même
tarifé ». Et il va de soi que si mes enfants m’annonçaient que leur projet
de vie est d’exercer cette profession, je ne serais pas précisément ravi. Mais
la question peut être posée : pourquoi la prostitution est-elle
insupportable ? Or on s’aperçoit que la réponse n’est pas évidente.
Mettons en avant, pour les besoins de l’analyse,
l’idéal de gratuité du sexe : ce qui est dégradant dans la prostitution
est que le sexe fait l’objet d’une contrepartie financière, et que le « consentement »
de la prostituée y est tout entier conditionné. Il ne s’agit donc pas d’un véritable
rapport consentant. Cet argument est, hélas, fallacieux. En effet, le fait que
la prostituée se refuse à l’acte sans contrepartie financière n’amoindrit en
rien le degré du consentement une fois celle-ci versée. Appliquons ce
raisonnement à un concessionnaire automobile : il ne vous céderait jamais
de son plein gré sa magnifique Ferrari sans contrepartie financière. Mais une
fois celle-ci versée, on ne saurait dire que le concessionnaire ne consent pas
vraiment à vous la céder. Sinon, tous les contrats de France et de Navarre
devraient être annulés pour vice du consentement !
Autrement
dit, le fait que l’on ait un idéal d’amour gratuit (comme on peut rêver d’avoir
une Ferrari gratuite) ne permet nullement d’affirmer que la non-gratuité de la
prestation entache de quelque manière que ce soit le consentement.
Certes,
et le point est d’importance, le consentement dont il est question ne vise pas
l’acte précis de faire l’amour avec un client, mais la décision existentielle d’exercer
ce métier. Or il va de soi qu’on force rarement quelqu’un à être
concessionnaire automobile (encore que…), et qu’on force assez souvent une
femme (ou un homme, je le répète) à se prostituer. Mais on s’aperçoit ce n’est pas
parce que la prostitution est en soi condamnable que l’on ne saurait
rationnellement consentir à se prostituer ; c’est au contraire parce que dans de très nombreux cas, la
prostitution, contrairement au business automobile, est une activité non
consentie, qu’elle est condamnable et intolérable. Dès lors, on peut
admettre que dans certains cas, le choix d’exercer cette profession soit un
véritable choix, reflet d’un véritable consentement. Et qu’il y ait entre la
prostitution forcée et la prostitution choisie un infini nuancier de cas :
des filles qui faisaient cela pour se distraire et qui ont été prises dans l’engrenage,
des filles qui n’ont pas d’autre choix pour gagner leur vie, etc. etc. Autrement
dit, il faut faire la part des cas de servitude involontaire, qui sont
moralement inacceptables, des cas de choix pleinement assumé, où la
prostitution ne peut être conçue comme une servitude, et entre les deux, des
cas de servitude plus ou moins volontaire et plus ou moins conscientisée, qui à
chaque fois, requièrent une réponse différenciée et appropriée.
5° Pénaliser le client est-il une
bonne idée ? Je n’ai pas de données sociologiques ici, mais il faudrait
savoir qui sont les clients de prostituées (et de quelles prostituées : de
l’adolescente de la rue Myrha à la call girl de luxe, il y a une marge). Les
affaires récentes contribuent à nous les représenter comme des satyres fortunés
à la recherche de jeunes proies (Piccoli dans Belle de jour). Cette image est sans doute très erronée. En effet, une société où, quelle que soit l’orientation
sexuelle, la séduction est de plus en codifiée est pourvoyeuse de misère
sexuelle. Je ne pense pas qu’il y ait un droit au sexe, et je ne pense pas que
la prostitution soit une bonne réponse à la solitude. Mais une législation qui
chercherait à polariser l’acte de prostitution en désignant un coupable dûment
sanctionné et une victime serait à la fois injuste et irréaliste.
Pour
résumer, je pense que l’attachement à une position abolitionniste (qui laisse
ouverte la possibilité pour les prostituées d’assumer leur choix) ne saurait
impliquer (et est en partie contradictoire avec) une position néo-abolitionniste
à la suédoise. Plus fondamentalement, il me semble qu’une approche fondée sur
le seul consentement ne saurait suffire ; en effet, même à supposer que la
prostitution consentie soit toujours le reflet d’effets de domination sociale,
l’argument utilitariste n’en resterait pas moins valide : en quoi le bien-être général d’une société se trouve-t-il amoindri par l’existence d’une
prostitution choisie, quelque illusoire que soit ce choix ? Il y aurait lieu
ici de relire Bentham, Hart et MacCormick.
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