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jeudi 22 décembre 2011

Sur le gouvernement des juges, ou De la tarte à la crème considérée comme un des beaux-arts. (I)


Lorsque la chancelière allemande a proposé de soumettre les budgets des Etats au contrôle de la Cour de Justice, on a immédiatement parlé de gouvernement des juges. (Regardez donc, ici, ici, ou encore ici).
Le gouvernement des juges est, pour reprendre le mot de Michel Troper, un spectre, que l’on agite ça et là dans des contextes variés, à des fins diverses, et toujours un peu à tort et à travers. Dans le discours médiatique, on parle de gouvernement des juges à chaque fois qu’un juge rend une décision qui ne nous plaît pas. Par exemple, on s’offusquera de ce qu’un juge condamne des policiers ayant forgé un faux dans le but de démontrer la culpabilité d’un prévenu, et, au motif que le verdict ne plaît pas au Président de la République, on parlera volontiers de gouvernement des juges. Si « gouvernement des juges » veut dire cela, alors cela ne veut strictement rien dire, si ce n’est, en gros, que l’on n’aime pas que les juges aient davantage de respect pour le droit que pour les intentions post- ou pré-électorales des membres de la majorité au pouvoir.   Si cette notion a un sens, alors il faut la prendre en un sens plus restreint.
C’est en effet principalement à l’occasion du contrôle de constitutionnalité des lois par le juge, qu’il s’agisse du juge ordinaire (comme c’est le cas dans le modèle diffus de contrôle de constitutionnalité à l’américaine) ou d’une juridiction spécialisée, que les débats classiques et contemporains ont lieu.

 Certes l’usage de la notion même de gouvernement des juges remplit souvent une fonction rhétorique – c’est davantage lorsqu’une décision d’inconstitutionnalité ne nous plaît pas que le contraire que l’on parle de gouvernement des juges ; il n’empêche que l’interrogation réelle qu’elle traduit parfois est digne d’intérêt. Que le juge puisse à l’occasion du règlement d’un litige énoncer une règle qui permette la meilleure solution possible, cela ne fait pas vraiment problème. En revanche que des juges non élus (et, de surcroît nommés selon des procédures parfois opaques) censurent une loi votée par les représentants du peuple souverain, et non seulement la censurent, mais la rendent concrètement inapplicable (en particulier par des pouvoirs spéciaux, d’injonction par exemple), voilà qui semble tout à fait intolérable. C’est donc avant tout à l’occasion des prérogatives de contrôle de validité (expression générique : de légalité, de conventionalité, et surtout de constitutionnalité) qui sont accordées aux juges que se pose la question de savoir si ceux-ci ne gouvernent pas (reste à se demander ce qu’on entend par « gouverner » ici). Quelques observations empiriques et générales tout d’abord : a) la tâche de contrôle de validité n’est apparemment pas une tâche normale du juge : le juge doit avant tout trancher un litige ; pour ce faire il doit appliquer le droit existant. C’est cela la tâche du juge. En contrôlant la validité d’une loi, le juge semble aller au-delà des prérogatives qui lui incombent  du fait de la séparation des pouvoirs. En réalité, il ne peut jamais en aller ainsi. Pour deux raisons : la première est qu’une loi inconstitutionnelle ne l’est jamais de plein droit. Il faut toujours une instance chargée de reconnaître et déclarer qu’une loi est inconstitutionnelle. Il n’est pas absurde de considérer que c’est à l’instance chargée d’appliquer cette loi d’éventuellement indiquer si la loi à appliquer est valide. Ensuite, si on refuse aux parties le droit ne serait-ce que d’exciper devant le juge (sans même parler d’une action en inconstitutionnalité) de l’inconstitutionnalité de la loi qui leur est appliquée, hypothèse d’ailleurs vérifiée en France jusqu’à une date récente (mais il y avait tout de même un contrôle a priori), on les prive d’un incontestable outil de défense. Les parties peuvent avoir intérêt, pour la résolution même du litige (c'est-à-dire ce pour quoi même le juge est institué), et non pas au nom de l’intérêt public, par exemple, à voir disparaître une loi du paysage juridique. Dès lors, il n’est pas avéré que la tâche de contrôle de validité en général ne soit pas au nombre des prérogatives essentielles de la juridiction. b) la fixation sur le contrôle de constitutionnalité ne doit pas faire oublier que les systèmes juridiques contiennent, et cela semble naturel à tout le monde, des procédures juridictionnelles de contrôle de validité infra-constitutionnelle, qu’il existe pour cela des juridictions ad hoc ou non : ainsi aux Etats Unis, le judicial review ne désigne pas uniquement le contrôle de constitutionnalité des lois, mais également le contrôle de légalité des actes administratifs ; et il ne choque à vrai dire personne, alors que rien n’empêche que ce judicial review s’exerce contre un executive order du Président. De même, et il s’agit ici d’une juridiction ad hoc, il existe une juridiction chargée de connaître des actions en illégalité, qui est le Conseil d’Etat, juge de l’excès de pouvoir. Or il ne m’apparaît pas qu’il y ait une différence de nature fondamentale (mis à part bien sûr la différence de rang dans la hiérarchie des normes) entre le fait pour un juge spécialisé ou non de contrôler la légalité d’un acte réglementaire ou administratif et le fait pour ce même juge ou un autre de contrôler la constitutionnalité d’une loi. c) L’introduction dans la réforme constitutionnelle d’une procédure de contrôle a posteriori de constitutionnalité (à savoir l’ouverture au justiciable de la possibilité de déposer une question prioritaire de constitutionnalité) a été saluée comme une indéniable avancée démocratique, alors même qu’aux Etats-Unis des débats très profond faisaient rage sur le regain d’activisme judiciaire de la Cour suprême, notamment en ce qui concerne les pétitions d’habeas corpus présentées par les détenus de Guantanamo. Il y a donc là quelque chose d’assez paradoxal, d’autant qu’on continue à parler de gouvernement des juges en France à tort et à travers. Il faut certes remarquer que s’il existe certaines similitudes entre la QPC et le judicial review, il subsiste des différences massives. La plus grande similitude, dont nous verrons qu’elle est loin d’être négligeable, concerne la capacité de sélection des affaires : aux Etats-Unis, la Cour suprême peut refuser d’accorder un writ of certiorari à un requérant, sans que personne n’y voie un déni de justice ; en France, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat peuvent refuser de transmettre une QPC si la demande ne leur paraît ni nouvelle ni sérieuse (on ne saurait faire plus vague!). Les différences sont massives : le judicial review est diffus (même si, dans les faits, il est surtout le fait de la Cour suprême, qui de toute façon a le dernier mot) ; la QPC centralise. Aux Etats-Unis, le contrôle est uniquement à postériori ; en France, il était, et demeure pour une grande partie, a priori : dans le cas où il statue a priori, sur saisine des autorités compétentes, on ne saurait dire que le CC agit vraiment comme un juge – ce qui a fait dire au professeur Bastien François que le Conseil constitutionnel devient grâce à la QPC une Cour suprême, ce qu’il n’était pas auparavant. Mais les prérogatives attachées à la Cour suprême américaine sont beaucoup plus larges que celles accordées au CC statuant dans le cadre d’une QPC : la Cour suprême règle à la fois la question de la constitutionnalité et le litige au fond ; la Cour suprême interprète la Constitution dans son ensemble, c'est-à-dire les articles principaux et les amendements, alors que la QPC ne porte que sur les droits et libertés fondamentales garanties par le bloc de constitutionnalité (autrement dit, vous ne pouvez pas former grâce à une QPC un recours en incompétence, par exemple, au motif que le législateur aurait légiféré sur une matière non comprise à l’article 34).
Alors que la réforme de 2008 a fait progresser le contrôle de constitutionnalité dans le sens (et je dis seulement : dans le sens) d’un judicial review à l’américaine, et que cela est salué comme une avancée démocratique, ces mêmes caractéristiques sont décriées dans la doctrine aux EU.
La question qu’il va donc falloir se poser est double : le concept de gouvernement des juges est-il, du point de vue scientifique un concept pertinent et heuristique ? Permet-il d’envisager de manière consistante le phénomène de contrôle accru de constitutionnalité exercé par les juges dans les démocraties occidentales ? Permet-il de rendre compte de l’influence politique réelle des juges ?
La seconde question est la suivante : quoi qu’il en aille de sa pertinence scientifique, le concept de gouvernement des juges possède-t-il un intérêt axiologique ? Permet-il de d’évaluer correctement l’action des juges ? Ce qu’on appelle « gouvernement des juges » mérite-t-il les reproches qu’il sert à adresser aux juges ? Le gouvernement des juges, ou à tout le moins le phénomène que l’on entend désigner par cette expression est il un véritable problème ?
Avant d’envisager ces deux questions, il convient de rappeler plus précisément l’histoire et la consistance de cette notion.

I. Histoire et consistance de la notion

L’émergence si ce n’est de la notion du moins du problème est assez ancienne, du moins aux Etats-Unis. Il date en réalité de l’émergence même du judicial review dont on peut dater l’acte de naissance avec l’arrêt ultra célèbre Marbury v. Madison de 1803. Le fond de l’affaire est un peu oublié aujourd’hui ; demeure l’opinion majoritaire du juge John Marshall, qui contient notamment cette phrase demeurée célèbre : « C’est par excellence (emphatically) le domaine (province) et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit » (formule gravée dans le marbre à l’entrée du bâtiment de la Cour suprême à Washington). A vrai dire en tant que telle cette formule est bien large : que les juges soient dotés de la jurisdictio, cela n’a en soi rien de bien révolutionnaire – on le sait depuis le droit romain ! En revanche, il convient d’examiner le contexte où s’inscrit cette phrase. Dans son opinion le juge Marshall écrit en effet : « le principe selon lequel un acte législatif contraire à la constitution est nul est consubstantiel à toute constitution écrite et doit, par conséquent être considéré par cette cour comme l’un des principes fondamentaux de notre société. C’est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit. Si donc les juges doivent tenir compte de la Constitution et si la Constitution est supérieure à la loi ordinaire, c’est la Constitution et non la loi ordinaire qui régit l’affaire ».
Comme l’a bien vu, dans sa préface à l’ouvrage de Lambert sur lequel j’aurai bientôt l’occasion de revenir, le professeur Franck Moderne (qui confond toutefois malencontreusement le juge John Marshall avec son lointain successeur à la Cour suprême, à la fin du XIXe siècle, le juge John Marshall Harlan, qu’il faut lui-même se garder de confondre avec son fils, lui aussi juge à la Cour suprême, et qui porte le même nom que son père), le juge Marshall opère, sous couvert d’une simple interprétation de la Constitution de 1787, une sorte de syllogisme judiciaire : La Cour doit statuer conformément à la loi ; la Constitution est la loi suprême ; la Cour doit statuer conformément à la constitution (et les lois inconstitutionnelles sont nulles). A vrai dire, en 1803, la thèse de Marshall ne porte pas autant à conséquence que ce que l’on voudrait bien croire. Certes, le Bill of Rights (c'est-à-dire les 10 premiers amendements) a été voté par le constituant en 1789 (et entré en vigueur en 1791), mais c’est typiquement aux questions de compétences que va s’attacher le judicial review dans sa première mouture. C’est le cas dans Marbury v. Madison, où il était question d’une nomination à un poste de juge in extremis, en fin de mandat, par le Président sortant (John Adams) – l’histoire se répète.  Et comme le fait remarquer Moderne, « ce n’était encore qu’un simple contrôle de compétence, qu’un examen de l’aptitude du législateur à traiter certains sujets…une mesure extrême, destinée à n’être employée que très rarement, comme sauvegarde suprême contre une violation de texte constitutionnel si manifeste qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable ». Mais Lambert voit deux éléments qui s’attachent au judicial review et qui rendent déjà envisageable une plus grande suprématie judiciaire : ce qu’il appelle, à mon avis de manière erronée, l’autorité de la chose jugée, et qu’il faudrait plutôt appeler système du précédent ; et un pouvoir d’injonction qui ôte à la loi censurée toute effectivité de facto.
Si on peut déduire de la Constitution (voir infra) la possibilité ouverte au juge de contrôler la constitutionnalité des lois d’Etats, la possibilité ouverte au juge du contrôle de constitutionnalité des lois fédérales a été prononcée par le juge lui-même, et il en a fait au départ un usage relativement modéré. De toute façon, ce contrôle ne prenait pas (et, à vrai dire ne prend toujours pas) la forme d’une censure simple à valeur rétroactive ; simplement, le juge applique la constitution, plutôt que la loi, et envoie des injonctions aux autorités administratives ainsi qu’aux juges inférieurs (tenus par la règle du stare decisis vertical). Mais c’est au milieu du XIXe siècle une figure assez unique pour que Tocqueville souligne son originalité dans De la démocratie en Amérique (I, 1, 6). Tocqueville note l’incroyable  puissance politique du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis, et indique que la cause n’en est de prime abord pas aisée à découvrir : en effet en apparence les prérogatives du juge sont les mêmes que dans les autres pays, démocratiques ou non : en particulier trois traits fondamentaux sont communs à la juridiction américaine et aux autres systèmes juridiques : les juges sont des arbitres chargés de trancher des litiges ; ils statuent au sujet d’une espèce donnée, et ce n’est qu’indirectement qu’ils peuvent statuer par voie générale (même si l’interdiction ne leur est pas faite, comme par l’article 5 du Code civil, de prendre des arrêts de règlement) ; et surtout – on va voir que c’est un point important – ils ne peuvent s’autosaisir. Or Tocqueville écrit : « Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est revêtu d’un immense pouvoir politique. D’où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n’ont pas ? La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d’autres termes, ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui leurs paraîtraient inconstitutionnelles. »
Toutefois, la véritable période d’activisme judiciaire ne commence qu’après la guerre de sécession : les juges, certes dotés potentiellement d’un incroyable pouvoir politique, n’en ont fait jusque là qu’un usage modéré. Il est vrai que l’arrêt Marbury v. Madison a restreint assez considérablement le champ du judicial review. Comme nous l’avons vu, le juge ne peut jamais s’auto-saisir, même si sa capacité à rejeter une pétition de certiorari vaut comme auto-saisine négative. Mais c’est toujours à l’occasion d’un litige particulier que le juge peut opérer le judicial review (c’est pourquoi on peut dire, par exemple, que jusqu’à 2008, le Conseil Constitutionnel n’était pas un organe juridictionnel à proprement parler, mais ce que Kelsen appelle un « législateur négatif » dans son célèbre article français, « La garantie juridictionnelle de la constitution, RDP, 1928). Dès lors, les règles minimales de l’intérêt à agir impliquent que le requérant puisse prouver que le texte législatif dont il conteste la validité lui porte préjudice direct (vous me direz que cette forme de judicial review des actes administratifs que représente en France le recours pour excès de pouvoir ne s’embarrasse pas vraiment de tels garde-fous, et c’est heureux). C’est pourquoi la série d’amendements votés après la guerre de sécession, et avant tout le 14e amendement, va accentuer le mouvement, et c’est d’ailleurs davantage les lois d’Etats que les lois fédérales qui vont faire l’objet d’un contrôle très sévère, et d’aucuns diront abusif. Comme l’écrit Lambert, on passe d’un contrôle de compétence législative à un contrôle exercé sur la justice et l’opportunité des lois. C’est-à-dire à un véritable contrôle politique. Sur quoi s’appuie ce contrôle politique ? Sur une interprétation particulière de la Constitution, et en particulier de la clause de due process of law, stipulée dans le Ve amendement en ce qui concerne la législation fédérale, et dans le XIVe en ce qui concerne les lois d’Etats. Le point de départ de la grande vague d’activisme judiciaire est souvent daté de 1883, date où la Cour suprême a censuré la loi fédérale sur les droits civiques adoptée par le Congrès, dans un jugement très fameux regroupant une série de cas, les Civil rights cases. Le XIIIe amendement avait officiellement aboli l’esclavage, et le XIVe amendement prévoyait, outre les dispositions générales de due process of law, l’octroi de la citoyenneté aux anciens esclaves. Or le XIVe amendement se contentait d’interdire aux Etats de prendre des lois discriminatoires, mais le Civil Rights Act allait beaucoup plus loin, et rendait toute discrimination passible de sanction pénale. La Cour suprême a indiqué que la loi était inconstitutionnelle car le XIVe amendement n’autorisait nullement le législateur fédéral à donner des ordres aux ressortissants des Etats (pour le comprendre, il faudrait faire appel à la théorie de la double citoyenneté, ce qui nous entraînerait trop loin.)
Mais c’est surtout en matière de législation sociale que l’activisme judiciaire va se faire de plus en plus manifeste, et ce grâce à des interprétations de plus en plus réductrices du Quatorzième amendement. Ce dernier interdit, je le rappelle, aux Etats de restreindre par des lois « les privilèges et immunités des citoyens des Etats-Unis ». Le point de départ, ce sont les Slaughterhouse Cases, et en particulier, le cas Association des bouchers de la Nouvelle Orléans de 1873, et l’apogée en est sans nul doute l’arrêt Lochner de 1905. Je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail de la jurisprudence, mais disons qu’au nom d’une interprétation très radicale de la notion de « due process of law » comprise dans le XIVe amendement, la Cour suprême va mettre un frein à toute velléité de législation sociale (réduction du temps de travail, salaire minimum, etc.) de la part des Etats.
C’est donc en un sens très conservateur que la Cour suprême a d’abord fait usage des possibilités de judicial review ouvertes en creux par l’adoption du XIV amendement. Et cette intensification de l’activisme judiciaire n’est pas passée inaperçue. Dans un article de 1911, le juriste marxiste Louis Boudin fixe l’expression « Government by the judiciary », dont il fera le titre d’un ouvrage de 1934, tandis qu’un juge de Caroline du Nord, Walter Clark, parle de « government by judges » dans un article de 1914. Cependant les juristes américains préfèreront la notion de suprématie judiciaire, d’aristocratie de la robe, voire de dictature judiciaire (c’est le titre d’un ouvrage fameux de William Quirk paru dans les années 1990). Bref, les expressions varient, mais elles servent toutes à désigner le phénomène d’activisme judiciaire via la procédure du judicial review. C’est davantage dans le débat français que l’expression gouvernement des juges va s’avérer puissante. L’expression est introduite en France en 1921 par le juriste Edouard Lambert, dont j’ai déjà dit deux mots, qui est le fondateur de l’école française de droit comparé, et qui publie un ouvrage en 1921 intitulé Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-Unis. L’expérience américaine du contrôle de constitutionnalité des lois. L’ouvrage est donc un essai sur ce dont nous avons parlé jusqu’à présent. Seulement, il intervient au sein d’un débat qui fait rage en France  (et d’ailleurs plus largement dans les pays de droit continental – cf. le débat Schmitt-Kelsen sur le même sujet) sur l’opportunité et la nécessité de créer un contrôle de constitutionnalité des lois. Kelsen, dans l’article que j’ai cité plus haut, argumente en faveur d’un contrôle de constitutionnalité, mais sous une forme radicalement différente du judicial review : certes il indique qu’en vue de fournir une garantie contre l’inconstitutionnalité des lois, « c’est l’annulation de l’acte inconstitutionnel qui représente la garantie la plus efficace ». Mais il envisage pour cela une juridiction ad hoc, qui serait organiquement distincte et indépendante du législateur, mais n’en exercerait pas moins la fonction d’un législateur négatif, saisi par voie d’exception. Comme il l’écrit : « l’organe à qui est confié l’annulation des lois inconstitutionnelle, même s’il reçoit l’organisation d’un tribunal n’exerce pas vraiment de fonction juridictionnelle. » Comme Troper l’a souligné, il s’agit presque d’une position militante en faveur d’un gouvernement des juges, c'est-à-dire que l’on accorde aux juges, ou du moins à certains d’entre eux, le pouvoir non juridictionnel de gouverner.
L’ouvrage de Lambert a très largement pesé sur le débat. Certes l’approche de Lambert se veut scientifique, et sans parti-pris de principe. Et dans les dernières pages de l’ouvrage il envisage les vertus et dangers du système de judicial review, mais on peut sentir une certaine ironie : il indique que ce système est l’instrument de statique sociale le plus perfectionné auquel on puisse actuellement recourir pour brider l’agitation ouvrière et retenir le législateur sur la pente glissante de l’interventionnisme économique. « Il se recommande tout d’abord par ses commodités d’emploi »  (en ce qu’il est moins lourd qu’une révision constitutionnelle, et produit les mêmes effets).
Depuis l’ouvrage de Lambert, l’expression gouvernement des juges est passée dans le langage courant, parfois pour désigner tout et n’importe quoi. En 1931, Henri de Page (un disciple de Gény) publie un opuscule intitulé A propos du gouvernement du juge. La lecture de ce texte s’avère tout à fait décevante. Il emploie en effet l’expression dans un sens tout à fait différent : il fait allusion aux débats sur le contrôle de constitutionnalité, et parle d’une « controverse irritante sur les pouvoirs du juge tels qu’ils fonctionnent, notamment, aux Etats Unis par le contrôle de la constitutionnalité des lois » (et ici il fait référence explicitement à Lambert). Mais il poursuit : « Dans un régime de séparation des pouvoirs, tout ce qui touche à l’ordre politique n’est pas de la compétence du juge, et ce serait folie d’entrer dans une autre voie ». Autrement dit la question est réglée.
En revanche il emploie l’expression « gouvernement des juges » dans un sens à la fois affaibli et beaucoup plus positif, c'est-à-dire dans celui du pouvoir normatif positif, et surtout de la jurisprudence comme source de droit, et de la place de l’équité dans le jugement juridictionnel : dans le contexte de « crise de la loi », la jurisprudence humanise la loi, dit De page : « les sources réelles du droit ne sont plus la loi. Ce sont les usages, les mœurs, l’équité, les constructions doctrinales ou jurisprudentielles qui recouvrent, pleines de sève et de vie, des textes morts et des principes surannés ; la loi vivante n’est plus celle du législateur. » Et plus loin : « Si le règne de la loi s’atténue, celui du juge, par la force même des choses augmente »). Il s’agit d’une énième resucée de la bataille contre l’Ecole de l’exégèse, on tire sur une ambulance en panne dont les pneus son crevés.   
Il est intéressant de noter toutefois que si l’expression « gouvernement des juges » est à peu près employée à toutes les sauces, le problème qu’elle recouvre n’a jamais vraiment disparu du débat public. Aux Etats-Unis, les Présidents successifs ont tenté d’enrayer par le levier de la nomination des membres de la haute juridiction les velléités d’activisme judiciaire, mais à vrai dire cela a eu peu d’effets. Le président Nixon avait clairement indiqué, au début de son mandat, vouloir influer sur les décisions de la Cour suprême, en nommant des juges notoirement conservateurs comme W. Rehnquist, et c’est pourtant cette Cour suprême, sous la présidence du Chief Justice Burger, assez notoirement conservatrice, qui a adopté le fameux arrêt Roe vs. Wade libéralisant l’avortement ; c’est sous la présidence de ce même Rehnquist, quelques années plus tard (alors qu’il était dans la minorité dissidente, il est vrai) que l’arrêt Texas v. Johnson sur le droit à brûler un drapeau américain, droit garanti par le premier amendement, a été rendu. En fait, la Cour suprême traverse diverses phases d’activismes, soit dans un sens plus libéral, soit dans un sens plus conservateur que ce qu’aurait voulu le législateur ou le Président.
Cela fait une dizaine d’années que le débat sur le bien fondé du judicial review fait rage aux Etats-Unis, notamment à l’occasion de la jurisprudence de la cour suprême relative aux détenus de Guantanamo. On a assisté au cours des années 2000 à une sorte de conflit larvé entre le Congrès, à majorité républicaine, et la Cour suprême. La Cour suprême, en cassant notamment divers arrêts de la Court of Appeals for the District of Columbia Circuit, qui s’estimait incompétente pour reconnaître plusieurs pétitions concernant un writ d’Habeas corpus déposées au nom de détenus de Guantanamo, a procédé à une normalisation du du statut juridique de ces derniers entraînant en représailles diverses lois du Congrès, telles que le Detainee Treatment Act de 2005 et le Military Commissions Act de 2006, dont la section 7 prévoit explicitement que les « combattants ennemis » détenus à Guantanamo ne pouvaient se prévaloir de l’Habeas corpus. Le dernier acte de cette pièce à rebondissements a été écrit avec l’arrêt Boumediene v. Bush de 2008, où la Cour suprême étend aux détenus de Guantanamo le droit à la protection de l’habeas corpus. (Sur ce point, je me permets de renvoyer à ceci)
Or il est ici très intéressant de lire l’opinion dissidente du Président Roberts, à laquelle se rallient les trois autres juges minoritaires (Scalia, Alito, Thomas) :  « Alors qui a gagné ? (…) Certainement pas le principe de prééminence du droit, à moins que par ce terme on ne vise la prééminence des avocats dont le rôle semble maintenant plus grand que celui des militaires et des agents des services de renseignements pour déterminer la politique à suivre vis-à-vis des ennemis combattants. Et certainement pas le peuple américain qui a perdu aujourd’hui partie de son contrôle sur la politique étrangère de la Nation au profit de juges non élus qui politiquement n’ont de compte à rendre à personnes. » Donc nous avons un juge qui conteste le droit des juges à censurer un acte législatif au motif que les juges ne seraient pas élus. Cela est déjà un peu étonnant. C’est d’autant plus étonnant que l’appel du Président Roberts au peuple américain est ici absolument déplacé. En effet quel contrôle a le peuple américain sur la politique étrangère ? L’élection ! Or aux midterms de 2006, la chambre et le sénat sont devenus démocrates ! Ainsi, si le peuple américain avait approuvé le MCA de 2006, il aurait voté républicain. Alors certes il est difficile de faire la part des diverses revendications exprimées par un vote. Mais ce n’est un secret pour personne qu’à la date de l’arrêt Boumediene, en juin 2008, soit 3 mois avant l’élection qui a porté l’actuel président au pouvoir, l’opinion publique américaine n’est pas favorable au maintien de la base de Guantanamo. Certes les juges n’ont de comptes à rendre à personne, mais dans l’arrêt Boumediene, le moins qu’on puisse dire c’est que la Cour suprême s’est mise au diapason de l’opinion américaine. Il est donc un peu fort de café de prétendre que les juges en invalidant le MCA section 7 agiraient factuellement contre la volonté du peuple américain.
            Comme on peut le voir, la problématique du gouvernement des juges (si ce n’est l’expression, du moins le problème) est toujours très vivace dans le débat contemporain. On va essayer de voir tout d’abord si d’un point de vue de philosophie du droit le concept de gouvernement des juges est heuristique ou intéressant ; puis nous essaierons de voir, d’un point de vue politique cette fois-ci, si le fait que les décisions juridictionnelles soient, en matière constitutionnelle, amenées à trancher sur des problèmes  politiques présente un véritable problème de déficit démocratique.

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