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dimanche 21 juillet 2024

Députés ministres: quelles voies contentieuses?

Les 17 "députés ministres" ont donc, comme c'était prévisible, pris part à l'élection du président de l'Assemblée nationale. Comme nous l'expliquions dans un précédent billet, la licéité d'une telle manœuvre est loin de faire l'unanimité. Sans revenir sur cette question, on peut néanmoins s'intéresser sur ses possibles suites contentieuses. Il appert cependant que les voies de droit que les divers requérants pourraient tenter d'emprunter tiennent plus de l'impasse que du boulevard. 

I. La contestation de l'élection du président de l'Assemblée nationale

Disons-le d'emblée, une telle contestation ne saurait être couronnée de succès. 

Devant le Conseil constitutionnel, la question a été posée en 1986, alors que la thèse de l'irrégularité pouvait néanmoins être sérieusement soutenue. Lors de l'élection, le 2 avril, du président de l'Assemblée nationale (le sempiternel Jacques Chaban-Delmas), les ministres du gouvernement Chirac, pourtant nommés moins d'un mois avant au gouvernement (le 20 mars) avaient démissionné de leur mandat de député et s'étaient fait remplacer par leurs suppléants, qui avaient donc pu voter (et ce alors que la présence d'un important groupe FN – déjà – risquait de compliquer les plans de la majorité). Un telle manœuvre avait suscité des rappels au règlement houleux dès l'ouverture de la séance (1). Mme Yann Piat, députée FN promise à un destin tragique, avait alors introduit un recours devant le Conseil constitutionnel tendant à ce que celui-ci déclare que les remplaçants des députés devenus ministres ne pouvaient participer au scrutin ayant abouti à la proclamation du Président de l'Assemblée nationale. Dans sa décision n° 86-3 ELEC du 16 avril 1986, le Conseil constitutionnel s'était déclaré incompétent pour connaître d'un tel recours. 

Cette décision est somme toute logique, aucun texte ne conférant au Conseil une telle attribution – y compris par analogie ou par extension d'une voie de droit existante, puisque c'est souvent ainsi que le Conseil procède pour étendre sa compétence lorsqu'il le souhaite : par exemple, il rattache le contrôle des actes préalables aux élections des députés et sénateurs (le désormais bien connu "recours Delmas") à l'office que lui confère l'article 59 de la Constitution. On voit mal à quelle voie de droit existante rattacher le contentieux de l'élection du président de l'Assemblée nationale.

Le Conseil constitutionnel aura sans doute l'occasion de réitérer sa jurisprudence de 1986, puisqu'il a été saisi par les députés du NFP de la question de savoir si la participation des 17 "députés ministres" au scrutin du 18 juillet est licite ou non. On peut assez aisément prédire une décision d'incompétence. Du reste, une requête introduite par l'association "ADELICO" tendant à la contestation de l'élection de la présidente de l'Assemblée nationale a été assez sèchement rejetée par un simple courrier du Secrétaire général du Conseil constitutionnel. 

(Digression: il n'est pas certain que le rejet sommaire d'une requête fantaisiste entre dans les fonctions du Sécrétaire général, telles que définies par les articles 2 et 3 du décret du 13 novembre 1959. Cependant une telle décision est elle-même insusceptible de tout recours. En 1989, le Conseil d'Etat s'était ainsi déclaré incompétent pour connaître d'une requête dirigée contre une telle décision de rejet du Secrétaire général: v. CE, 7 juin 1989, Front Calédonien, n°101123, aux tables). 

Un recours devant la juridiction administrative pourrait-il alors être envisageable? Pas davantage. L'élection du président de l'Assemblée nationale n'est bien entendu pas au nombre des actes dont le juge administratif a compétence pour connaître. Le Conseil d'Etat, saisi en 2007 d'un référé liberté (!!!) par l'inénarrable – et un brin quérulent – René Georges Hoffer, avait, sans surprise, décliné sa compétence et rejeté la requête au tri (CE, 25 juillet 2007, n°307825). Il l'avait par ailleurs condamné à une amende pour recours abusif de 1000 euros: n'essayez donc pas ça chez vous. 


II. Une saisine aux fins de déclaration d'incompatibilité?

Une seconde option consisterait à saisir le Conseil, sur le fondement de l'article LO 151-2 C. élec., afin qu'il se prononce sur la situation des différents députés-ministres au regard de l'article 23 de la Constitution et de l'article LO 153 C. élec. Le Conseil serait invité à rendre une décision "I", selon la nomenclature de ses décisions. Une telle voie contentieuse n'est pas sans attrait, mais son intérêt en pratique risque d'être très limité. 

Tout d'abord, une telle saisine n'est ouverte qu'à un nombre limité de personnes. N'importe quel quidam ne peut peut pas porter une telle question devant le Conseil constitutionnel: dès 1958, la Commission constitutionnelle provisoire – habilitée à exercer, dans l'attente de l'installation du Conseil, les fonctions de ce dernier en matière électorale – avait jugé que dans le cadre d'une réclamation dirigée contre l'élection d'un député, la situation d'incompatibilité dans laquelle se trouvait le député ne pouvait être invoquée (décision n° 58-193 AN du 6 janvier 1959). En 1987, le Conseil avait logiquement jugé qu'un particulier ne pouvait directement le saisir de la situation d'incompatibilité d'un député (décision n°87-6 I du 24 novembre 1987), position réitérée depuis (voir décision n°2004-18 I du 4 novembre 2004). 

Le Conseil constitutionnel ne peut en effet être saisi que par le Bureau de l'Assemblée concernée; si celui-ci, saisi de l'incompatibilité, n'a pas émis de doute sur l'incompatibilité et saisi le Conseil, alors le Garde des Sceaux ou le député concerné peuvent le faire. Comme dans d'autres domaines (par exemple les irrecevabilités de l'article 40), le Conseil ne dispose donc que d'une compétence d'appel (décision n°76-3 I du 20 décembre 1976). 

En l'espèce, le Bureau étant majoritairement composé de membres du Nouveau Front populaire (13 membres sur 22), une telle saisine n'est pas – du moins politiquement – inenvisageable. Peut-elle être couronnée de succès ? Rien n'est moins sûr. 

En effet, le Conseil constitutionnel n'est appelé à se prononcer (depuis une loi organique de 2013, entrée en vigueur, pour l'Assemblée nationale, en 2017) que sur la compatibilité du mandat parlementaire avec les "activités professionnelles ou d'intérêt général (...) mentionnées par les députés dans la déclaration d'intérêts et d'activités" (article LO151-2). Cette déclaration, prévue à l'article LO 135-1 C. élec, doit être remise par le député à la HATVP dans les deux mois qui suivent son entrée en fonctions. Il y a donc là deux problèmes. D'une part, il n'est absolument pas certain que les fonctions de membre du gouvernement (de surcroît démissionnaire!) entrent dans les "activités professionnelles" mentionnées à l'article LO 135-1 C. élec. Et pour cause: normalement le cumul député/ministre ne dure qu'un mois, sans droit de vote, et en pratique l'intéressé ne siège jamais. Il se fait remplacer au bout d'un mois par son suppléant, qui, lui, remet une déclaration à la HATVP et ainsi de suite. D'autre part, en principe la saisine du Conseil constitutionnel ne peut intervenir avant les deux mois qui suivent l'entrée en fonctions du député. Or il est à peu près évident que le gouvernement aura alors été remplacé avant cette échéance. 

Bref, une décision "I" du Conseil sur la situation de MM. Attal, Darmanin et consorts apparaît hautement improbable. On pourrait cependant imaginer que le Conseil accepte d'être saisi dès maintenant par le Bureau de l'AN, en créant une voie de recours spécifique analogue à celle des décisions "I". Mais quand bien même (cela fait beaucoup de "si" et de "quand bien même") il jugeait qu'il a compétence pour connaître d'un tel recours, il n'est pas certain qu'il constaterait l'incompatibilité.  Et pour cause: l'article LO 153 C. élect. dit clairement que l'incompatibilité ne prend pas effet lorsque le gouvernement est démissionnaire ! Il n'est pas douteux que les députés ministres puissent siéger, la question étant de savoir s'ils peuvent voter (je renvoie sur ce point à mon précédent billet). On est donc très loin du cas classique d'incompatibilité. 

Et quand bien même le Conseil constitutionnel acceptait, au fond, de déclarer que les ministres-députés sont dans une situation de simili-incompatibilité, et qu'ils n'avaient pu valablement voter le 18 juillet, cela ne remettrait pas en cause la validité des votes émis à l'occasion de l'élection de la présidente de l'Assemblée nationale. Les ministres députés auraient alors trente jours pour se défaire de leur fonction de ministre (mais on ne peut pas démissionner d'un gouvernement démissionnaire ! – on peut certes en être révoqué). A défaut, ils seraient déclarés démissionnaires d'office de leur mandat parlementaire par le Conseil constitutionnel (3e alinéa de l'art. 151-2 C. élec.). 

Bref on est là au summum de l'imagination juridique. Tout ceci apparaît bien improbable. 


III. Une QPC soulevée à l'occasion d'un recours devant le juge administratif? 

Une dernière hypothèse peut-être envisagée (elle a notamment été soulevée par Julien Bonnet sur Twitter): celle d'un recours devant la juridiction administrative, dirigé contre un acte quelconque d'un ministre député. On pourrait alors soit invoquer l'incompétence du ministre, soit à tout le moins demander au Conseil d'Etat de se prononcer sur la situation du ministre au regard des exigences constitutionnelles. 

Paul Cassia a, semble-t-il, tenté pareille approche en attaquant un décret pris le 8 juillet au motif que M. Attal, ayant été élu député le 7, n'avait de ce fait plus compétence pour le signer. On notera qu'à cette date le gouvernement n'était pas démissionnaire et n'était donc pas astreint à la seule expédition des affaires courantes. Ce recours me semble avoir peu de chances de prospérer, car il est certain que l'article LO 153 C. élec lève l'incompatibilité du ministre élu député pendant un mois (v. Cons. const., décision n°75-821/822 AN du 28 janvier 1976). On voit mal le Conseil d'Etat affirmer qu'un Premier ministre élu député perd, de ce seul, fait sa compétence de Premier ministre – Elisabeth Borne, Jean-Marc Ayrault ou François Fillon, sans parler de Michel Rocard, Pierre Mauroy ou Raymond Barre ayant tous été élus députés alors qu'ils étaient Premiers ministres sans que personne ne songe à remettre en cause leur compétence pour prendre des décrets. – On se demande d'ailleurs qui, à part M. Attal, pouvait bien avoir compétence pour signer le décret du 8 juillet...

Un tel recours serait-il davantage voué au succès s'agissant du ministre député d'un gouvernement démissionnaire? On peut en douter. A supposer même que le ministre député ait violé la Constitution en votant lors de l'élection du président de l'Assemblée nationale, cela n'aurait aucun impact sur sa compétence pour prendre les actes qui se rattachent à sa fonction de ministre, compétence certes restreinte à l'expédition des affaires courantes. (Bien entendu, si le ministre excède le strict cadre des affaires courantes, le juge administratif annulera l'acte, mais qu'il soit député ou non ne fera aucune différence). Quand bien même l'article LO 153 devait s'interpréter comme interdisant au ministre député de voter, cette disposition n'aurait en elle-même aucun impact sur l'étendue de sa compétence en tant que ministre, qui demeure régie par les articles 20 et 21 de la Constitution ainsi que par les "principes traditionnels du droit public". On voit mal, donc, ce que pourrait être l'apport du juge administratif au problème de la licéité du vote des ministres députés à l'élection du président de l'Assemblée nationale, dès lors que le moyen tiré de la violation de l'article LO 153 – voire de l'article 23 – serait sans aucun doute jugé inopérant. 

Demeure une possibilité: qu'à l'occasion d'un tel recours, une QPC soit soulevée devant le juge administratif invoquant la contrariété à l'article 23 de la Constitution de la dernière phrase de l'article LO 153, du moins dans l'interprétation de cette disposition qui permet aux députés membres d'un gouvernement démissionnaire de voter à l'Assemblée. Est-ce là une piste sérieuse? On peut en douter. 

Tout d'abord, encore faut-il que la disposition contestée (ici la dernière phrase de l'article LO 153 C. élec ainsi que, de manière spéculaire, celle de l'article 1er de l'ordonnance 58-1099 du 17 novembre 1958) soit applicable au litige. Dès lors que le litige porte sur la compétence du ministre et que la disposition contestée n'a, on l'a vu, aucune conséquence sur cette dernière, on comprendrait mal que le critère de l'applicabilité au litige soit considéré comme rempli. 

Ensuite, à supposer même que ce premier obstacle soit surmonté, encore faut-il que soit alléguée ici l'atteinte à un droit ou une liberté que la Constitution garantit (article 61-1 de la Constitution). Or la violation de l'article 23 de la Constitution ne porte par elle-même atteinte à aucun droit et liberté. Il en va de même de la violation de la séparation des pouvoirs, qui ne peut être invoquée de façon autonome en QPC : "La méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit." (Cons. const., décision n°2016-555 QPC du 22 juillet 2016, solution réitérée dans récemment dans la décision n°2023-1046 QPC, Eric D.). La violation de la séparation des pouvoirs ne saurait donc constituer par elle-même une atteinte aux droits et libertés. Enfin on pourrait invoquer une violation du principe d'égalité (entre députés et députés-ministres), mais le problème vient de ce que des personnes placées dans une situation différente (certains sont simples députés, d'autres sont également ministres) soient l'objet d'un traitement identique (même droit de vote): or le principe d'égalité tel qu'interprété tant par le Conseil constitutionnel (décision n° 85-200 DC du 16 janvier 1986) que par le Conseil d'Etat (CE, Ass., 28 mars 1997, Sté Baxter) n'exige nullement que des situations différentes reçoivent un traitement différent...

J'ajoute que quand bien même le Conseil d'Etat et/ou le Conseil constitutionnel donnaient gain de cause au requérant (ce qui est très improbable), cela ne remettrait derechef pas en cause la validité des votes émis lors des scrutins du 18 juillet dernier...

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Les différentes voies contentieuses explorées dans ce billet paraissent donc semées d'embûches et elles risquent fort de déboucher en définitive sur un cul-de-sac. Tant que les textes ne donneront pas compétence au Conseil constitutionnel pour connaître des recours contre les procédures internes aux Chambres du Parlement (qu'il s'agisse de l'élection du Président ou encore des sanctions disciplinaires), le Conseil se montrera forcément frileux. Il en ira a fortiori de même du Conseil d'Etat, qui n'approche les actes des assemblées parlementaires qu'avec une extrême circonspection (pour quelques nuances récentes, cependant, v. CE Ass., 11/10/2023, Syndicat de la magistrature, n°472669; ou encore CE, 13 décembre 2017, Président du Sénat, n°411788). La période qui s'ouvre pourrait néanmoins nous réserver quelques surprises: c'est dans ces contextes de majorités introuvables, d'expérimentation politique, d'incertitude normative et de remise en question de précédents et de coutumes établies que le droit, souvent, se révèle être "la plus puissante des écoles de l'imagination". 


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(1) V. JO Débats AN, 3 avril 1986, p. 44-45 (rappel au règlement de M. Martinez) et p. 47 (rappels au règlement de MM. Joxe et Arrighi). Le problème se présentait de la manière suivante: d'une part, en vertu de l'article LO 153 (désormais bien connu), le député nommé ministre dispose d'un délai d'option d'un mois et ne peut se faire remplacer pendant ce délai; d'un autre côté l'article LO176, dans sa rédaction alors en vigueur, disposait qu'en cas de scrutin de liste – qui, comme on le sait, avait été mis en œuvre lors des élections de 1986 – la vacance du député pour quelque cause que ce soit entraînait son remplacement par le prochain sur la liste (alors qu'aujourd'hui, la démission du député provoquerait, sauf dans certains cas énumérés aux article LO 176 et LO 178, une élection partielle). Il y avait donc clairement à l'époque (ce n'est plus le cas aujourd'hui) un conflit entre LO 153 (interdisant le remplaçant du député nommé ministre) et LO 176 (autorisant alors le remplacement du député démissionnaire), de sorte que l'irrégularité n'était pas, comme je l'indiquais dans une précédente version de ce billet, manifeste. – Par ailleurs, l'article 6 du Règlement de l'Assemblée interdisait alors aux députés dont l'élection était contestée devant le Conseil constitutionnel de démissionner avant que celui-ci ne se soit prononcée (et plusieurs ministres étaient dans cette situation). Cette disposition a été supprimée en 2009 (et j'avoue l'avoir complètement oubliée). Ce dernier argument a été soulevé lors des rappels au règlement susmentionnés, mais il n'apparaît pas dans la requête de Mme Piat, du moins d'après le procès-verbal de délibération du Conseil  –  Je remercie @jojo_le_poisson d'avoir attiré mon attention sur ce dernier point.

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