J’étais tranquillement en train
de préparer un cours de finances publiques – o tempora ! o mores !– quand j’ai appris que ce qui
faisait scandale ces jours-ci n’était pas le caractère hautement irréaliste des
prévisions relatives aux déficits publics pour 2017 (2,7% ! C’est
Noël !), mais un bout de vêtement fortement hideux, mais apparemment prisé
de certaines de nos compatriotes. J’ai l’impression que ce qui fait scandale
est moins le vêtement lui-même, que le nom qui lui a été donné. En réalité ce vêtement ne ressemble ni à une
burka, ni à un bikini – la contraction des deux termes ayant d’ailleurs un
inévitable effet comique. J’aurais suggéré de le rebaptiser « maillot
intégral » si cette expression n’avait pas déjà une signification bien
établie.
L’interdiction de ce vêtement,
qui provoque la risée de nos voisins, m’inspire trois types de réflexions, qui
visent à la fois les dénonciateurs de l’islamophobie et les pseudo-républicains
qui prétendent faire de la République un paravent pour l’intolérance
religieuse.
1° L’islamophobie
est un concept creux et vide, qu’il faut distinguer de la haine des
musulmans. Cette dernière est naturellement néfaste ; et du reste il
n’y a pas loin de l’intolérance religieuse à l’intolérance culturelle, et au
racisme. Certaines personnalités, non seulement à droite, mais aussi à gauche
semblent être profondément hostiles au mode de vie de certains de nos
compatriotes : porter le burkini ou le voile est perçu, on ne sait pourquoi,
comme le reflet nécessaire d’une idéologie politico-religieuse radicale, des
maires refusent (illégalement, du reste) d’accorder des permis de construire à
des associations cultuelles musulmanes, privant ainsi les musulmans de leurs
villes de lieux de culte, etc. Dernière mode enfin, l’interdiction du port de
vêtements tels que le burkini. Tout ceci relève, à divers degrés et de manière
plus ou moins marquée, de la haine des musulmans. N’en relève pas – et ne devrait pas y être
assimilé – le blasphème ou la critique de l’islam. Evidemment les gens
raisonnables tels que moi trouvent de meilleur goût une critique rationnelle,
informée, énoncée en connaissance de cause, qu’une caricature salace :
mais l’une comme l’autre doivent pouvoir exister dans une société séculière,
démocratique et bénéficiant d’une certaine protection de la liberté
d’expression. C’est pourquoi l’islamophobie est un concept creux et sans doute
dangereux. Certes, dans de nombreux cas, la critique de l’islam est un
paravent, ou un cache-sexe, à la détestation des musulmans, mais le fait qu’il
arrive, très souvent, qu’il n’en aille pas ainsi, y compris d’ailleurs sous la
plume d’auteurs de confession musulmane, permet de rejeter le concept englobant
et dangereux d’islamophobie. Défendre le droit des femmes à porter un burkini
n’est pas incompatible avec la critique de leur religion, ni avec la
dénonciation des théocraties islamistes et de la manière dont ces dernières
traitent les femmes et les immigrés.
2° Si le burkini ou le voile sont
une menace pour la République, alors la République est bien fragile. Partons,
pour les besoins de l’argument, de la prémisse que l’islam prescrit bien le
port du voile ou encore (mais là on touche aux limites du grand n’importe quoi)
du burkini. –En réalité le voile est un symbole culturel qui se retrouve dans
de nombreuses traditions de par le monde, et non un symbole spécifiquement
religieux propre à l’islam. Mais passons –. Reste à savoir quelle signification
la République souhaite y attacher. En prétendant que la République est attaquée
par un morceau de tissu, on fait de celui-ci le symbole de ce que précisément les
tenants de l’islam radical souhaitent y mettre, un symbole de coupure avec le
monde, d’infériorité de la femme, de réclusion volontaire, etc. Or de très nombreuses
femmes musulmanes ne le voient pas du tout comme cela, et il est gênant de voir
des défenseurs autoproclamés des droits des femmes ignorer complètement la
parole de ces dernières, et la remplacer par des fantasmes purs et simples.
Mais, de surcroît – et c’est le point important – le voile, aux yeux de la République, n’a et ne
devrait avoir aucune valeur : c’est un vulgaire bout de tissu qui ne
diffère guère – aux yeux de la
République – du fichu de la grand-mère qui promène son chien. Toute
autre position reviendrait à faire adopter à Marianne le raisonnement d’une
salafiste. Voilà qui semble bien curieux. Quelle que soit l’interprétation (y
compris la plus abjecte) que l’on donne à une pratique privée (telle que le
port du voile ou d’un T-Shirt des Ramones), cette interprétation n’a aucune
valeur aux yeux de Marianne, dès lors que la pratique en question ne trouble
pas l’ordre public (comme le rappelle opportunément l’art. 10 de la DDHC). C’est cela, l’universalisme républicain,
et le véritable sens de la neutralité relieuse de l’Etat qui est au cœur de la
notion française de laïcité. Et c’est d’ailleurs précisément ce qui justifie
que nul ne puisse « se prévaloir de ses croyances religieuses pour
s’affranchir des règles communes » (CC, Décision n° 2004-505 DC du 19
novembre 2004 Traité établissant une
Constitution pour l’Europe, qui a fait l’objet d’un gros contresens du juge
des référés du TA de Nice). Vous croyez en Dieu ? Tant mieux – ou tant pis
– pour vous, mais la République s’en fout. Si elle s’en fout, je ne vois pas
pourquoi elle se sentirait menacée par la simple expression de votre croyance. Affirmer
que la laïcité impose la neutralité religieuse dans l’espace public, et aux
usagers des services publics, c’est n’avoir rien compris à la loi de 1905 ni à
la Constitution. C’est confondre un Etat laïque et une théocratie séculière.
D’ailleurs ceux qui prônent le port de « tenues compatibles avec la
laïcité » (sic, sic et re-sic) devraient remplacer « laïcité »
par « islam » ou tout autre religion pour voir que l’usage qu’ils
font du concept de la laïcité se rapproche de l’intégrisme religieux.
3° Si donc l’interdiction du
burkini – et bientôt, peut-être, du voile – n’a RIEN A VOIR avec la
laïcité, supposons qu’elle ait à voir avec les droits des femmes. Il est vrai
que lorsque le port d’un vêtement est contraint,
il convient de le dénoncer avec force. Un homme qui force sa femme à se voiler
ou à porter le burkini non seulement viole la loi, mais de surcroît est
moralement abject. Reste à savoir quelle place on accorde, non seulement
juridiquement, mais moralement, au consentement
et au choix volontaire. Il y a ici deux extrêmes dont il faut se
garder : soit le consentement est toujours pertinent – toute pratique
consentie serait juridiquement et moralement inattaquable ; soit il ne
l’est jamais. Si on retient le premier extrême, alors il faut légaliser les suicide pacts et absoudre le meurtrier
lorsque la victime est consentante – je mets de côté le problème très compliqué
de la fin de vie, du suicide assisté, etc. Si on retient le second extrême,
alors on ne peut pas expliquer la différence entre le viol et un rapport sexuel
consenti. En réalité il faut opérer un travail casuistique, et refuser à la
fois de faire du consentement la clé du l’appréciation morale d’un acte, comme
certaines théories libérales le souhaiteraient, et d’affirmer que le
consentement n’est jamais pertinent, ce qui conduit tout droit au paternalisme.
Concernant le burkini ou le voile, le choix de l’interdiction range ses
partisans clairement du côté de cet extrême qu’est le paternalisme. Pour les
exprits modérés, tels que moi, le véritable problème est d’arriver à établir
l’existence d’un consentement lorsque l’individu est pris au sein d’un réseau
de déterminismes qui ne le rendent jamais entièrement libre de ses choix. C’est
un problème philosophique majeur. Il y a un dégradé de situations entre d’un
côté celle qui porte le voile contrainte, y compris par la force, et qu’il faut
évidemment défendre, aider et secourir et celle qui le porte de manière non
seulement consentie, mais volontaire ; entre les deux il y a toute une
zone grise de pratiques non contraintes, mais orientées par le poids familial
et religieux, et pour lesquelles il est très difficile d’établir à la fois
l’absence et la présence du consentement. Mais il en va ainsi de toutes les pratiques sociales ! Par exemple il y a des gens soumis au travail forcé, ce qui doit être dénoncé, et il y a sans doute des gens très heureux et
très épanouis dans leur vie professionnelle, ce qui doit être applaudi ; entre les deux, le monde du
travail est parcouru de déterminismes et de dominations, de sorte que l’on n'y est
jamais complètement libre, ni complètement contraint. Interdire le voile ou le burkini pour protéger
les femmes, y compris comme elles-mêmes, c’est refuser de prendre au sérieux la
diversité des situations et des raisons pour lesquelles les femmes font des
choix. C’est annihiler la valeur morale du consentement et du choix volontaire. Et même à supposer que la valeur morale de l'acte ne soit pas limitée au consentement, il demeurerait une différence fondamentale entre d’une
part ce qui est moralement blâmable et ce qu’il est moralement permissible d’interdire.
Je ne suis personnellement enthousiasmé ni par le voile ni par le burkini. Je
serais peiné si l’une de mes filles venait à décider de vêtir ces tenues ;
mais il ne revient pas à l’Etat ni au droit de se mêler de leur choix dès lors
qu’il ne cause de tort à personne et qu’il ne trouble pas l’ordre public.
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