SOCRATE – Si je te demande, cher Glaucon, de creuser un demi-trou, que me répondras-tu ?
GLAUCON – En vérité, Socrate, je te demanderai de préciser ce que tu entends par là car un demi-trou demeure un trou.
SOCRATE – C’est donc que, pour un objet tel que le trou, la partie vaut le tout. N’es-tu pas d’accord ?
GLAUCON – Je le suis, par Zeus. Mais je ne vois guère où tu veux en venir.
SOCRATE – Tu as sans doute eu vent de cette bien étonnante rumeur qui a circulé sur l’agora – je veux dire, sur Twitter – il y a quelques semaines: le président de la République actuel, M. Emmanuel Macron, pourrait, s’il démissionnait, se représenter dans la foulée à la présidence de la République.
GLAUCON – En effet Socrate. Un ancien ministre de la Justice a même fait sienne cette étrange thèse.
SOCRATE – Pourtant, le texte de l’article 6 al. 2 de la Constitution – dans sa rédaction issue de la révision du 23 juillet 2008 – est semble-t-il clair : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ».
GLAUCON – En effet. Si M. Macron, dont il est constant qu’il a été réélu pour un deuxième mandat consécutif en 2022, démissionne aujourd’hui, il aura bien exercé deux mandats – quelque incomplet que soit le deuxième – et il ne pourra se représenter qu’à l’issue du mandat de son successeur.
SOCRATE – C’est l’évidence même, n’est-ce pas ?
GLAUCON – Oui, par Athéna ! Les interprétations les plus simples sont souvent les plus convaincantes.
SOCRATE – Quel excès de naïveté, cher Glaucon !
GLAUCON – Je ne comprends pas. Affirmerais-tu, ô Socrate, que l’article 6 al. 2 ne s’applique qu’au cas où deux mandats pleins auraient été accomplis consécutivement par le président de la République ?
SOCRATE – Considère ce qu’a dit le Conseil d’Etat dans son avis du 25 octobre 2022 relatif aux conditions de cumul dans le temps du mandat de président de la Polynésie française.
GLAUCON – Je ne comprends pas. Comment un avis relatif au président de la Polynésie française pourrait-il avoir quelque pertinence que ce soit pour résoudre une question relative au président de la République ?
SOCRATE – Eh bien, dans cet avis, le Conseil d’Etat a jugé que bien que limité par la loi organique à deux mandats consécutifs, l’actuel président de la Polynésie française pouvait légalement briguer un troisième mandat consécutif.
GLAUCON – Je tombe des nues, Socrate. Mais si le Conseil d’Etat l’a dit, il faut le croire. N'est-il pas le véritable oracle de la vérité constitutionnelle?
SOCRATE – Tu es sage, Glaucon. Pourtant, n’est-il pas vrai que, contrairement au président de la République, le mandat du président de la Polynésie française est – en vertu de l'article 72 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française – lié à celui de l’Assemblée qui l’a élu, pour une durée de cinq ans ?
GLAUCON – C’est vrai, ô Socrate. Avec l’expiration des pouvoirs de l’assemblée cesse de plein droit le mandat du Président. C’est une règle somme toute commune à l’ensemble, ou presque, des collectivités territoriales.
SOCRATE – N’est-il pas également exact, cher ami, que, dans ces conditions, un président élu par l’Assemblée au cours du mandat de cette dernière – et non en son début – sera amené à effectuer un mandat de moins de cinq ans?
GLAUCON – C’est la logique même.
SOCRATE – Bien. Considère la situation de M. Edouard Fritch, l’actuel président de la Polynésie française. Il a été élu en 2014 alors que son prédécesseur, M. Gaston Flosse, avait démissionné au cours de la deuxième année de son mandat. Il en résultait que le premier mandat de M. Fritch serait inférieur à 5 ans. Celui-ci fut ensuite réélu en 2018. A l’échéance de ce deuxième mandat, en mai prochain, il aura donc exercé deux mandats consécutifs. Pourtant il a indiqué sa volonté de se présenter à sa propre succession.
GLAUCON – Si je comprends bien, le Conseil d'Etat a dit que c'était possible.
SOCRATE – Tout à fait. Mon très noble ami, as-tu en tête la formulation du troisième alinéa de l’article 74 de la loi organique précitée ?
GLAUCON – Je te concède, Socrate, que je ne l’ai jamais lu. Ces contrées lointaines et leurs règles spécifiques ne m’ont jamais intéressé.
SOCRATE – Tu as bien tort. Voici ce que dit cet article : « Le président de la Polynésie française ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans successifs. » N’y a-t-il pas dans cette formulation un élément susceptible de retenir ton attention ?
GLAUCON – Que veux-tu dire ?
SOCRATE – Si je te demande de creuser un trou de 2 mètres de profondeur et que tu ne creuses que sur 50 cm de profondeur, auras-tu réalisé mon souhait ?
GLAUCON – Te revoilà avec tes trous ! Je n’y comprends rien.
SOCRATE – Réponds à ma question, je te prie.
GLAUCON – Non, je n’aurai pas réalisé ton souhait. Il aurait fallu que je creuse sur 1m50 supplémentaires.
SOCRATE – Bien. Tandis que si je ne t’avais demandé, sans précision de profondeur, de me creuser un trou, ton misérable trou de 50 cm aurait-il fait l’affaire ?
GLAUCON – Oui, Socrate, il aurait fait l’affaire.
SOCRATE – L’article 74 de la loi organique précitée mentionne bien « deux mandats de cinq ans » (soit deux quinquennats) successifs.
GLAUCON – En effet.
SOCRATE – Une telle mention de durée est absente de l’article 6 alinéa 2 de la Constitution, n’est-ce pas ?
GLAUCON – C’est exact.
SOCRATE – Le président de la Polynésie dont le mandat prendrait fin au bout de trois ans aura-t-il réalisé un « mandat de cinq ans » ?
GLAUCON – Non, Socrate, de la même manière que je n’aurai pas creusé un trou de 2 mètres si je ne creuse que sur 50 cm.
SOCRATE – Je vois que tu as compris. Le président de la République française, s’il démissionne au bout d’un an, n’aura pas accompli un mandat de cinq ans
GLAUCON – Pourtant…
SOCRATE – Oui ?
GLAUCON – …il aura bien accompli un mandat.
SOCRATE – Tout à fait : or c’est là tout ce qu’exige l’article 6 al. 2 : si un tel mandat succède à – ou est succédé par –un autre mandat (plein ou inachevé peu importe), le Président aura exercé deux mandats. Combien de mandats ont été exercés par le général de Gaulle ?
GLAUCON – Deux. Et Georges Pompidou, un seul.
SOCRATE – Le deuxième mandat du Général, et le mandat de M. Pompidou furent inachevés n’est-ce pas ? Or il s’agit bien d’un mandat. A moins d’affirmer qu’il n’y a pas eu de président de la République entre 1965 et 1974.
GLAUCON – Ce serait absurde, Socrate.
SOCRATE – Tu comprends donc pourquoi le raisonnement du Conseil d’Etat dans l’avis précité n’est pas applicable au président de la République: en réalité les deux dispositions ont une signification très différente, en dépit d’une formulation en apparence similaire. Ce que la loi organique interdit au président de la Polynésie française, c’est d’exercer plus de deux mandats consécutifs si (et seulement si) la durée cumulée des deux mandats n’est pas inférieure à dix ans. Lorsqu’elle est inférieure, la réélection à un troisième mandat consécutif est possible. En revanche la Constitution interdit au président de la République l’exercice de plus de deux mandats consécutifs quelle qu’en soit la durée.
GLAUCON – Par Zeus tu as raison, Socrate!
SOCRATE – D'ailleurs, s'il en était autrement rien n’interdirait à M. Macron de démissionner un mois avant la cessation de ses fonctions et d’être indéfiniment réélu à la présidence de la République.
GLAUCON – Tout à fait. Si j’ai bien compris, le mandat est comme un trou : sauf à en préciser la durée (qui est au mandat ce que les dimensions sont au trou), un demi-mandat sera encore un mandat.
SOCRATE – Je suis fier de toi, Glaucon.
GLAUCON – J’ai pourtant un doute.
SOCRATE – Je t’écoute, cher ami.
GLAUCON – En cas de vacance de la présidence de la République, le président du Sénat exerce par intérim les fonctions de président de la République. Supposons que M. Macron démissionne demain. Ne peut-on pas dire que M. Larcher exerce un mandat de président de la République, qui viendrait, dans l’hypothèse qui est la nôtre s’intercaler entre le deuxième mandat inachevé de M. Macron et le mandat suivant ? De sorte que M. Macron pourrait se représenter immédiatement après avoir démissionné, dès lors que son deuxième et son troisième mandat ne seraient pas, du fait de l’intérim du président du Sénat, consécutifs ?
SOCRATE – Comme tu es ingénieux, mon cher Glaucon ! Un parlementaire peut-il être en même temps ministre ?
GLAUCON – Non, l’article 23 de la Constitution y fait obstacle. Mais je ne vois pas où tu veux en venir.
SOCRATE – Un parlementaire peut-il être président de la République ?
GLAUCON – A vrai dire aucun texte ne prévoit une telle incompatibilité.
SOCRATE – Pourtant si un parlementaire ne peut être ministre, ne faut-il pas en déduire qu’il ne peut davantage être président de la République, dès lors que celui-ci préside le Conseil des ministres ?
GLAUCON – Oui. Le principe de séparation des pouvoirs y fait du reste clairement obstacle.
SOCRATE – En 1969 et en 1974, M. Poher a-t-il démissionné du Sénat ?
GLAUCON – Non.
SOCRATE – A-t-il été remplacé à la présidence du Sénat durant l’intérim ?
GLAUCON – Non.
SOCRATE – C’est bien qu’il n’exerçait pas un mandat de président de la République, mais uniquement qu’il exerçait provisoirement les fonctions de la présidence (et encore, avec l’ensemble des limitations imparties par les alinéas 4 et 11 de l'article 7 de la Constitution). Dans l’hypothèse contraire, il aurait été placé dans une situation d’incompatibilité, ce qui l’aurait obligé à démissionner de son mandat parlementaire – et ce même si on transpose ici le délai d’un mois applicable aux membres du gouvernement (article LO 153 C. élec), dès lors que dans les deux cas l’intérim a duré plus d’un mois.
GLAUCON – C’est vrai ! L'article 7 évoque bien, au sujet de l'intérim, les fonctions du président de la République et nullement de son mandat.
SOCRATE – De surcroît le mandat suppose l’élection, mais c’est un point de théorie constitutionnelle qui est surabondant.
GLAUCON – Tu as raison. Le texte de la Constitution n'est toutefois pas, sur ce point, d'une grande constance (notamment lorsqu'il évoque, à l'article 56, le mandat des membres du Conseil constitutionnel – ce qui, sauf à soutenir la thèse du juge constitutionnel représentant un temps défendue par Michel Troper, est un abus de langage.
SOCRATE – Tu es sage, Glaucon ! Résumons : si M. Macron démissionnait aujourd’hui, il ne pourrait se présenter pour un troisième mandat qu’à l’issue du mandat de son successeur, élu après sa démission.
GLAUCON – C'est ce que commande la droite raison.
SOCRATE – Allons donc boire un peu de vin sous les tonnelles. Alcibiade nous y attend.