La polémique du moment aux Etats-Unis est l'adoption par l'Etat d'Indiana d'une "loi de restauration de la liberté religieuse" (Religious Freedom Restauration Act, ci-après RFRA). Ce genre de loi, déjà adoptée dans une vingtaine d'Etats américains, est analogue à celle qui a été votée sur le plan fédéral en 1993, qui oblige les pouvoirs publics fédéraux à accorder toute exemption pour motif religieux à des lois d'applicabilité générale, sauf si un intérêt public impérieux (compelling government interest) y fait obstacle. Dans City of Boerne v. Flores, un arrêt de 1997, la Cour suprême a statué que le RFRA fédéral ne s'imposait qu'aux pouvoirs publics fédéraux, et qu'elle ne saurait contraindre les Etats ou les autorités locales. C'est la raison pour laquelle l'Indiana, comme d'autres Etats, a été amenée à mettre en oeuvre son propre RFRA.
Il existe de nombreuses différences entre le RFRA fédéral et le RFRA d'Indiana (voir ici, pour un petit aperçu), mais les deux principales sont 1° que "l'exercice" de la religion dont la liberté est "restaurée" est défini de manière très large et 2° que les exemptions pour motifs religieux sont invocables non seulement à l'encontre de l'action des pouvoirs publics (poursuites pénales, sanctions administratives ou fiscales...) mais également à l'occasion d'un litige entre particuliers. C'est cela qui, joint à un autre point d'importance, à savoir l'absence de toute loi prohibant en Indiana la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle, a justifié la polémique qui s'en est suivie.
RFRA et strict scrutiny
Pour le comprendre, partons du RFRA (fédéral) de 1993. Dans un arrêt de 1990, Employment Division v. Smith, la Cour suprême fédérale avait jugé que l'équivalent du Pôle emploi de l'Oregon avait pu, sans violer la Constitution, refuser de verser des allocations chômage à des personnes licenciées de la clinique de désintoxication dont elles étaient salariées au motif qu'elles consommaient une substance interdite par l'Etat, le peyote. Le moyen selon lequel l'usage du peyote, faisant partie d'un rituel religieux, était protégé par la Free exercise clause du Premier amendement, n'avait pas prospéré devant la Cour suprême, le juge Scalia notant que le Premier amendement ne pouvait être invocable contre des "lois neutres d'applicabilité générale".
Le Congrès réagit, et passa le RFRA en 1993. – Il est à noter que Scalia, qui n'est pas à une incohérence près, est aujourd'hui l'un des défenseurs d'une extension maximale du champ d'application du RFRA, puisqu'il fit partie de la majorité dans Hobby Lobby, mais ne me lancez pas sur ce sujet de grâce, j'y passerais des heures –. La section 3 prévoit que :
- (a) IN GENERAL- Government shall not substantially burden a person’s exercise of religion even if the burden results from a rule of general applicability, except as provided in subsection (b).
- (b) EXCEPTION- Government may substantially burden a person’s exercise of religion only if it demonstrates that application of the burden to the person--
- (1) is in furtherance of a compelling governmental interest; and
- (2) is the least restrictive means of furthering that compelling governmental interest.
Vous noterez que nulle part il n'est fait explicitement mention d'exemptions. Mais, comme on va le voir, le résultat est le même.
Tout d'abord, il est clairement établi que la liberté d'exercice de la religion ne saurait être restreinte (burdened), même lorsque cette restriction provient d'une règle d'applicabilité générale. On n'a bien entendu pas attendu le RFRA pour savoir qu'une loi ou un acte administratif qui cibleraient directement la religion, ou telle ou telle religion, seraient bien entendu inconstitutionnels. Par conséquent, si l'Etat prohibe les rituels religieux indiens, il viole la Constitution, ce qui ne fait aucun doute. L'innovation du RFRA est d'affirmer que si l'Etat interdit le peyote en général, il ne saurait ce faisant restreindre la liberté religieuse de l'individu qui utilise du peyote pour raisons religieuses; ce qui veut bien dire qu'à l'occasion de l'application de cette loi, l'individu pourra demander à en être exempté pour raisons religieuses.
Ensuite, et de manière plus significative, en réservant la possibilité de restreindre (burden) l'exercice d'une religion au seul cas où un intérêt public impérieux le requiert, le RFRA donne aux cours pour instruction d'utiliser le test de strict scrutiny, qui est le plus rigoureux. Les différents degrés de contrôle (du rational basis test – l'équivalent fonctionnel de notre erreur manifeste d'appréciation – au strict scrutiny) ont été pour la première fois évoqués dans une célèbre note en bas de page de l'arrêt US v. Carolene Products and Co. de 1938; ils valent avant tout pour le contrôle de constitutionnalité des lois. L'objet du RFRA est d'obliger les cours à un test de strict scrutiny lorsque l'application d'une loi est susceptible d'entraîner une restriction à la Free Exercise Clause du Premier amendement de la Constitution. (Vous suivez ?) En ce sens on peut dire que le RFRA fédéral est plus qu'une simple loi ordinaire, en ce qu'il s'agit surtout d'une loi visant à contrôler l'interprétation du Premier amendement. Le but est bien sûr de généraliser les exemptions pour motifs religieux, puisqu'évidemment un test moins rigoureux est beaucoup plus favorable à la restriction étatique. Le RFRA fédéral est venu ainsi renverser l'arrêt de 1990 précité par lequel la Cour avait renoncé au test de strict scrutiny (Employment Division v. Smith) et, après avoir regimbé dans Boerne déjà cité, la Cour s'est définitivement couchée en 2006 dans Gonzales v. UDV.
Tout d'abord, il est clairement établi que la liberté d'exercice de la religion ne saurait être restreinte (burdened), même lorsque cette restriction provient d'une règle d'applicabilité générale. On n'a bien entendu pas attendu le RFRA pour savoir qu'une loi ou un acte administratif qui cibleraient directement la religion, ou telle ou telle religion, seraient bien entendu inconstitutionnels. Par conséquent, si l'Etat prohibe les rituels religieux indiens, il viole la Constitution, ce qui ne fait aucun doute. L'innovation du RFRA est d'affirmer que si l'Etat interdit le peyote en général, il ne saurait ce faisant restreindre la liberté religieuse de l'individu qui utilise du peyote pour raisons religieuses; ce qui veut bien dire qu'à l'occasion de l'application de cette loi, l'individu pourra demander à en être exempté pour raisons religieuses.
Ensuite, et de manière plus significative, en réservant la possibilité de restreindre (burden) l'exercice d'une religion au seul cas où un intérêt public impérieux le requiert, le RFRA donne aux cours pour instruction d'utiliser le test de strict scrutiny, qui est le plus rigoureux. Les différents degrés de contrôle (du rational basis test – l'équivalent fonctionnel de notre erreur manifeste d'appréciation – au strict scrutiny) ont été pour la première fois évoqués dans une célèbre note en bas de page de l'arrêt US v. Carolene Products and Co. de 1938; ils valent avant tout pour le contrôle de constitutionnalité des lois. L'objet du RFRA est d'obliger les cours à un test de strict scrutiny lorsque l'application d'une loi est susceptible d'entraîner une restriction à la Free Exercise Clause du Premier amendement de la Constitution. (Vous suivez ?) En ce sens on peut dire que le RFRA fédéral est plus qu'une simple loi ordinaire, en ce qu'il s'agit surtout d'une loi visant à contrôler l'interprétation du Premier amendement. Le but est bien sûr de généraliser les exemptions pour motifs religieux, puisqu'évidemment un test moins rigoureux est beaucoup plus favorable à la restriction étatique. Le RFRA fédéral est venu ainsi renverser l'arrêt de 1990 précité par lequel la Cour avait renoncé au test de strict scrutiny (Employment Division v. Smith) et, après avoir regimbé dans Boerne déjà cité, la Cour s'est définitivement couchée en 2006 dans Gonzales v. UDV.
Pour résumer : le Premier amendement consacre le principe de la liberté d'exercice de la religion; le RFRA fédéral affirme que cette liberté ne peut être restreinte, même lorsque cette restriction proviendrait d'une loi d'applicabilité générale (interprétation du premier amendement comme impliquant les exemptions) ; que la restriction n'est possible que si un intérêt public impérieux le requiert (interprétation du premier amendement comme imposant un test rigoureux de strict scrutiny); ce qui veut dire que non seulement l'exemption est la règle, et que la restriction est l'exception, mais de surcroît que la charge de la preuve est particulièrement lourde qui pèse sur le gouvernement quant à l'intérêt public impérieux qu'il invoque.
Revenons donc à l'Indiana...
...ou plutôt passons par le Nouveau Mexique. Dans une affaire qui avait défrayé la chronique il y a quelques années, la Cour suprême du Nouveau Mexique avait confirmé la condamnation au civil d'un photographe qui avait refusé, pour motifs religieux, d'officier (comme photographe, bien sûr) à un mariage entre personnes du même sexe. La Cour suprême fédérale avait refusé de se saisir de l'affaire.
Il est à noter que le Nouveau Mexique dispose d'un RFRA adopté en 2000, mais qui diffère du RFRA fédéral en ce qu'il admet des restrictions à la liberté d'exercice de la religion dès lors que ces dernières proviennent de lois d'applicabilité générale ; c'est donc tout le contraire de la logique des exemptions instaurée par le RFRA fédéral.
Le Nouveau Mexique dispose également d'un Human Rights Act (HRA) dont la section 28-1-7 F prohibe à "any person in any public accommodation to make a distinction, directly or indirectly, in offering or refusing to offer its services, facilities, accommodations or goods to any person because of (...) sexual orientation".
La notion de public accommodation remonte au Civil Rights Act fédéral de 1964 : il s'agissait de prohiber la discrimination (fondée sur la couleur, le sexe, etc.) non seulement lorsqu'elle était pratiquée par les pouvoirs publics, mais également par des personnes privées, ce qui était tout l'enjeu de la déségrégation : il fallait en finir avec les bars qui refusent de servir des Noirs ("No Niggers, No Jews, No Dogs"), et les innombrables autres abus de ce genre. Dans son HRA, le Nouveau-Mexique reprend cette doctrine en l'étendant à la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle.
C'est donc pour violation du HRA que le photographe avait été condamné, et le RFRA Néo-Mexicain, qui ne reconnaissait de toute façon pas d'exemption, n'y avait rien changé.
Revenons cette fois-ci vraiment en Indiana.
Le RFRA passé par le Parlement d'Indiana et promulgué le 26 mars dernier par le gouverneur Pence a pour objet de transposer au au niveau de l'Etat les dispositions du RFRA fédéral de 1993, et en particulier l'interprétation du Premier amendement comme protégeant les exemptions pour motifs religieux à des lois d'applicabilité générale. Nous avons cependant déjà noté un certain nombre de différences notables : l'exercice de la religion y est défini de manière très large, de manière à recouvrir toute pratique motivée par une croyance religieuse – on rappelle que le Premier Amendement ne protège pas directement la liberté de conscience, mais la liberté d'exercice de la religion – c'est-à-dire des actes matériels publics ou privés : célébrer une messe, célébrer le shabbat, manger du peyote dans une cérémonie rituelle – ainsi, bien sûr, que la liberté d'expression et de la presse. D'autre part le RFRA d'Indiana peut non seulement être invoqué contre le gouvernement mais à l'occasion d'un litige entre particuliers.
Ajoutons à cela que l'Indiana ne possède aucun instrument de rang législatif ou constitutionnel prohibant la discrimination fondée sur la discrimination sexuelle.
Par conséquent supposons que demain un hôtelier Hoosier (oui, les habitants de l'Indiana sont des Hoosiers, ne me demandez pas pourquoi) refuse au nom de ses convictions religieuses d'accueillir dans son établissement un couple de personnes du même sexe, ce refus lui-même s'apparenterait à l'"exercice" d'une religion. Si le couple le poursuit devant les juridictions civiles, l'hôtelier pourra exciper de cet "exercice", et ce y compris alors qu'une personne publique n'est pas partie à l'instance. Et le fait qu'il n'y ait aucune loi anti-discrimination suffit à priver de tout "intérêt public impérieux" le refus d'accorder une telle exemption.
Ajoutons à cela que l'Indiana ne possède aucun instrument de rang législatif ou constitutionnel prohibant la discrimination fondée sur la discrimination sexuelle.
Par conséquent supposons que demain un hôtelier Hoosier (oui, les habitants de l'Indiana sont des Hoosiers, ne me demandez pas pourquoi) refuse au nom de ses convictions religieuses d'accueillir dans son établissement un couple de personnes du même sexe, ce refus lui-même s'apparenterait à l'"exercice" d'une religion. Si le couple le poursuit devant les juridictions civiles, l'hôtelier pourra exciper de cet "exercice", et ce y compris alors qu'une personne publique n'est pas partie à l'instance. Et le fait qu'il n'y ait aucune loi anti-discrimination suffit à priver de tout "intérêt public impérieux" le refus d'accorder une telle exemption.
Le ver était dans le rFRaUIT
En réalité ce conflit entre principe de liberté religieuse et principe de non-discrimination provient de la conception très curieuse du sécularisme à l'américaine, que j'avais mentionnée dans un précédent billet. En effet, ce sécularisme s'en tient à une stricte exigence de neutralité religieuse, mais refuse de mettre en oeuvre ce que j'avais appelé dans ce précédent billet l'indifférence religieuse de l'Etat. Le fait d'exercer une religion (plutôt que pas) fait une différence aux yeux de l'Etat aux Etats-Unis.
De fait, il est comique de voir ceux qui avaient introduit et soutenu à la Chambre et au Séant le RFRA de 1993 (tel le démocrate Charles Schummer) pousser des cris d'orfraies à la vue du RFRA de l'Indiana. Ils ne s'aperçoivent pas que c'est le RFRA fédéral, perçu comme une conquête à l'époque, qui a accéléré l'ancrage de cette conception très particulière du sécularisme, en gravant dans le marbre l'idée selon laquelle les lois valent pour tout le monde, sauf pour ceux qui ont leur religion à faire valoir. Le ver était donc dans le fruit, dès 1993.
S'il est permis d'être très critique contre les dévoiements de la "laïcité" à la française, dont l'invocation – ou l'incantation – n'a souvent rien à voir avec la laïcité, il est utile de se remémorer ces paroles du juge John Paul Stevens, dans son opinion concourante sur Boerne v. Flores déjà cité.
In my opinion, the Religious Freedom Restoration Act of 1993 (RFRA) is a "law respecting an establishment of religion" that violates the First Amendment to the Constitution.
If the historic landmark on the hill in Boerne happened to be a museum or an art gallery owned by an atheist, it would not be eligible for an exemption from the city ordinances that forbid an enlargement of the structure. Because the landmark is owned by the Catholic Church, it is claimed that RFRA gives its owner a federal statutory entitlement to an exemption from a generally applicable, neutral civil law. Whether the Church would actually prevail under the statute or not, the statute has provided the Church with a legal weapon that no atheist or agnostic can obtain. This governmental preference for religion, as opposed to irreligion, is forbidden by the First Amendment.
Nul n'est prophète en son pays.
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