J'ai comme tout le monde appris sur Leiter hier le décès de l'un des plus illustres philosophes du droit contemporains, Ronald Dworkin. Je ne sais pas si la postérité gardera de lui ses positions substantielles en philosophie politique, morale et du droit ou les nombreuses controverses dans lesquelles il s'est engagé.
La contribution la plus marquante de Dworkin à la théorie politique (sa théorie de l'égalité) demeure l'une des positions les plus influentes du XXe siècle -- voir, pour un aperçu des enjeux et des débats relatifs à la théorie de Dworkin l'ouvrage de Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard ? (Vrin, 2008), chapitres 1 à 3.
En revanche, il est douteux que sa contribution à la philosophie du droit, l'interprétativisme, devienne autre chose qu'un moment révolu dans l'histoire de la discipline (de même d'ailleurs que sa version objectiviste en théorie morale). Quel philosophe du droit aujourd'hui se réclame de Dworkin ? A part peut-être David Dyzenhaus, Nicos Stavropoulos et Mark Greenberg (et selon des lignes très différentes), je ne vois à peu près personne.
Il est indéniable que les thèses de Dworkin comptent parmi celles qui ont été le plus discutées au XXe siècle (et même dans toute l'histoire de la philosophie du droit), surtout au tournant des années 1970-1980. Mais il est douteux que Dworkin ait réussi à structurer un courant autonome en philosophie du droit. Certes, de nombreux auteurs ont repris la distinction canonique entre règles et principes (Alexy, Atienza, Ruiz Manero, Peczenik, Hage, et même, de manière très surprenante, Guastini), mais aucun n'adhère aux présupposés théoriques et métathéoriques de l'interprétativisme.
On se souviendra en revanche de Dworkin comme d'un infatigable polémiste. Un peu comme chez Rousseau, il est souvent difficile de faire la part entre les oppositions théoriques et les querelles de personnes. C'est particulièrement le cas dans son "attaque" (le mot est de lui) contre Hart, et, peut-être plus encore, dans les échanges à couteaux tirés avec Richard Posner sur l'impeachment du Président Clinton et sur Bush v. Gore. Ça suintait la haine réciproque, et la New York Review of Books n'a jamais autant vendu de papier.
Il est peu probable que les médias français relaient la nouvelle de son décès, qui a pourtant fait le tour du monde (Mediapart se contente de reproduire l'hommage de la New York Review of Books). Pourtant, Dworkin est loin d'être inconnu en France. On dispose de traductions de quatre de ses ouvrages, ce qui est certes peu si on prend en compte la prolixité de cet auteur, mais beaucoup si on le compare au sort réservé aux autres philosophes du droit, exception faite de Kelsen. Si Prendre les droits au sérieux (PUF, 1995) a été correctement traduit, et la Vertu Souveraine
(Bruylant, 2007) a fait l'objet d'un travail magnifique de Jean-Fabien
Spitz, il vaut mieux lire les deux autres ouvrages traduits (A Matter of Principle et surtout Law's Empire) dans leur langue originale.
PS. On rappelle que Ronald Dworkin n'a aucun lien de parenté avec la militante féministe Andrea Dworkin (morte en 2005) ni avec le philosophe politique Gerald "Jerry" Dworkin (né en 1937, auteur d'un important ouvrage, The Theory and Practice of Autonomy).
PPS. Les amateurs de bonne musique seront surpris d'apprendre, comme je l'ai été en lisant la nécro du Guardian, que Dworkin avait épousé en secondes noces l'ex-femme d'Alfred Brendel.
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